Philosophie

Stoïcisme et thérapie de l’âme. Du bon usage des représentations à la transformation de soi à partir des Entretiens et du Manuel d’Épictète

Préambule

Cet article est une introduction à mon travail de mémoire de master en philosophie au département de la faculté des lettres de l’Université de Lausanne. Ce travail de 94 pages a été rédigé tout au long de l’année 2021 sous la direction du Professeure Alexandrine Schniewind (philosophie antique).

Choix de la thématique

M’étant déjà confronté à la notion de thérapie de l’âme dans mon travail de tutorat (master), mon objectif pour ce mémoire était de comprendre de quelle manière les stoïciens envisageaient des réponses thérapeutiques aux maladies de l’âme. Si pour Socrate, sa dialectique était un moyen d’y répondre, quelles étaient les méthodes employées par les stoïciens pour y remédier ? Cela nécessitait de s’interroger sur deux aspects de la philosophie stoïcienne, à savoir d’une part le contenu de son discours et d’autre part sa manière de mettre en pratique ce même discours à travers les exercices spirituels. En somme, quels sont les principes fondamentaux de la doctrine stoïcienne et comment peuvent-ils s’intégrer dans une pratique quotidienne pour qu’ils puissent guérir les âmes et atteindre l’objectif stoïcien qui consiste à vivre de manière sereine et paisible face aux épreuves de la vie ? Pour y répondre, je me suis focalisé principalement sur la discipline de l’assentiment (sunkatathesis) et l’usage des représentations (phantasia) à partir des Entretiens et du Manuel d’Épictète.

Contenu de l’article

Etant donné le nombre de pages conséquent de ce travail de mémoire, vous trouverez dans cet article uniquement son introduction qui comprend notamment l’exposé du problème et la structure de rédaction. Pour une consultation complète de ce travail, vous pouvez vous rendre sur le serveur académique lausannois de l’Université de Lausanne (SERVAL).

Lien vers la fiche de consultation du mémoire : Travail de mémoire de Jérôme Revaclier
Ce travail de mémoire peut être également téléchargé dans sa version complète (PDF) à partir de la même URL.


Introduction

Ce travail de mémoire a pour objectif de présenter à partir du stoïcisme la dimension pratique et thérapeutique de la philosophie dans l’Antiquité grecque. Il s’inspire notamment des travaux de Pierre Hadot[1] qui envisagent la philosophie antique comme une manière de vivre, c’est-à-dire comme un exercice spirituel qui a pour objectif de transformer l’existence d’un individu par un long et constant travail sur soi-même. On retrouve cette conception de la philosophie antique chez Michel Foucault[2] qui présente la philosophie comme « l’ensemble des principes et des pratiques qu’on peut avoir à disposition, ou mettre à la disposition des autres, pour prendre comme il le faut soin de soi-même ou soin des autres[3] ». Ici, la philosophie est conçue comme un ensemble de moyens que l’on peut disposer à des fins thérapeutiques. Cet aspect qui consiste littéralement à prendre soin de soi (therapeuein heauton) est précisément ce qui nous intéresse dans notre étude. Il sera donc largement discuté à partir des Entretiens et du Manuel d’Épictète[4] qui ont l’avantage d’exposer parfaitement bien cette conception de la philosophie. Ce choix ne discrédite pas pour autant d’autres traditions philosophiques antiques qui partagent ce même principe comme c’est le cas du platonisme ou de l’épicurisme pour ne citer qu’elles. En effet, toutes les écoles de philosophie proposent d’une part un discours philosophique qui consiste à exposer les principes fondamentaux de la doctrine à ses élèves et d’autre part une pratique qui s’accomplit par le biais d’exercices spirituels (rappelons-nous, la philosophie est « l’ensemble des principes et des pratiques » qu’on peut avoir à disposition). Ainsi, ce n’est qu’en combinant le discours philosophique à la pratique des exercices spirituels que l’élève philosophe peut prétendre atteindre à une certaine sérénité ou paix de l’âme (ataraxia). En d’autres termes, ce n’est qu’à l’aide des exercices spirituels que le discours philosophique s’incarne dans l’âme du pratiquant et transforme ses convictions, ses actes, et par conséquent son mode de vie. Discours et mode de vie sont donc indissociables dans la philosophie antique.

Néanmoins, ce double aspect de la philosophie qui a la capacité de transformer l’individu a progressivement disparu suite à l’émergence du christianisme. « Avec le Moyen Âge, on assiste à une séparation radicale du mode de vie philosophique (qui fait désormais partie de la spiritualité chrétienne), et du discours philosophique, qui devient un simple outil théorique au service de la théologie (ancilla theologiae). De la philosophie antique, on ne garde plus alors que les techniques scolaires, les procédés d’enseignement, la théorie du raisonnement, les représentations cosmologiques, c’est-à-dire un simple matériel conceptuel[5] ». La philosophie s’est ainsi trouvée dépouillée de la psychagogie et limitée à une activité théorique et abstraite si bien qu’aujourd’hui, les pratiques de soin de soi sont plus du ressort de la science comme la psychothérapie ou des pratiques spirituelles et religieuses. Or, peut-on dépouiller entièrement la philosophie de sa dimension pratique et thérapeutique ? Cela dépend de notre manière de concevoir et d’étudier la philosophie. Si l’apprentissage des notions philosophiques passe inévitablement par le discours philosophique, il peut également avoir un impact existentiel sur celui qui les étudie. Cela nécessite toutefois de s’exercer à la philosophie, de transformer le discours en acte par la pratique des exercices spirituels. Si comprendre intellectuellement la notion de justice et les enjeux philosophiques qu’elle soulève est indispensable, la pratique quotidienne de cette vertu peut nous aider à transformer nos modes d’agir, à prendre conscience et à nous libérer de nos actions déraisonnables. Ainsi, vivre la philosophie comme un exercice spirituel a le pouvoir de transformer progressivement notre âme.

Les textes du stoïcisme impérial (du Ier au IIIe siècle ap. J.-C.) d’Épictète et de Marc Aurèle exposent particulièrement bien cet aspect pratique et thérapeutique de la philosophie que nous venons d’évoquer[6]. Leurs lectures indiquent précisément la conduite que le philosophe doit adopter pour s’exercer à la philosophie afin qu’il se prépare aux évènements possibles de la vie et cela dans le but de « protéger l’âme, pour l’empêcher qu’elle soit atteinte, pour lui permettre de conserver son calme[7] ». Ils ont par conséquent l’avantage de nous apporter des informations précises sur l’enseignement et la pratique de la philosophie stoïcienne et sur le mode de vie des philosophes de l’Antiquité grecque. Or, et bien qu’ils nous invitent à saisir l’essence même de la philosophie antique, ils nous permettent également d’envisager à présent la philosophie comme manière de vivre, c’est-à-dire davantage comme un moyen de conversion à un mode de vie vertueux que comme une discipline purement théorique et intellectuelle. C’est entre autres cet aspect qui consiste à redécouvrir la dimension pratique et thérapeutique de la philosophie qui a sollicité notre intérêt à approfondir le stoïcisme dans le cadre de cette étude.

Exposé du problème

On l’a vu, vivre en philosophe à l’instar de Socrate nécessite une conversion à un mode de vie philosophique. Or, qu’est-ce qu’une vie de philosophe ? S’il y a la nécessité d’une conversion à un mode de vie, cela présuppose que la manière de vivre du non-philosophe ne correspond pas à cet idéal de vie. Ainsi, en quoi la manière de vivre de l’homme ordinaire ne répond-t-elle pas aux exigences de ce mode de vie philosophique ? Si le philosophe vit une vie gouvernée par la raison, que son discours est par conséquent en accord avec ses actes, et qu’il peut dès lors qualifier sa vie comme vertueuse, heureuse et sans troubles, alors toutes ces qualités semblent être le résultat de sa conversion à un mode de vie philosophique. Si tel est le cas, cela présuppose que l’homme ordinaire ne possède ou n’applique pas toutes ces qualités sans quoi il serait un philosophe ! Or, quelles sont les raisons qui l’empêchent de développer ou de mettre en pratique ces qualités de sagesse et de vertu dans sa vie ? Car force est de constater que sans celles-ci, l’homme ordinaire a plutôt tendance à se comporter de manière insensée (il n’est généralement pas vertueux). Et les conséquences d’un tel comportement ne peuvent garantir une certaine tranquillité de l’âme. Or, du point de vue des philosophes antiques, une telle âme est considérée comme malade. Dès lors, quelle sont ces maladies, pour quelles raisons se développent-elles, pourquoi doit-on les traiter et par quels moyens ?

De manière générale, chaque tradition philosophique de l’Antiquité propose des remèdes à ceux qui souhaitent guérir des maladies de l’âme. D’une part, le discours philosophique les éclaire sur les causes et les conséquences du développement de ces maladies et d’autre part les exercices spirituels les renseignent sur les moyens concrets à mettre en œuvre pour traiter ces maladies. Le mode de guérison de l’âme va donc essentiellement dépendre de la manière dont la tradition philosophique conçoit et présente sa vision du monde à ceux qui souhaitent adhérer à cette école. Toutefois, ce qui nous intéresse, c’est précisément la manière dont les stoïciens répondent à cette problématique thérapeutique. En d’autres termes, que proposent-ils pour guérir ces âmes troublées ? C’est à partir des deux traités d’Épictète que nous tenterons d’y répondre. Or, étant donné le vaste champ d’étude que peut soulever ces deux traités, nous nous sommes principalement limités à une seule partie de l’enseignement d’Épictète, à savoir celui de la discipline de l’assentiment (sunkatathesis) qui est rattachée au domaine de la logique et qui se rapporte aux assentiments que l’on donne aux jugements par un examen critique des représentations (phantasia). Ce choix se justifie par le fait qu’elle est à la fois sous-jacente et complémentaire aux deux autres disciplines, celle du désir qui est rattachée au domaine de la physique et celle de l’action qui est rattachée au domaine de l’éthique[8]. En ce sens, l’usage des représentations est central et essentiel dans l’enseignement d’Épictète parce qu’il a le pouvoir d’influencer de manière significative nos désirs et nos impulsions. Ainsi, toute une partie de l’ascèse stoïcienne semble reposer sur ce moment de liberté « cognitif » qui consiste à examiner nos représentations. Dès lors, si l’examen des représentations déterminent nos comportements et nos actions, n’est-il pas le lieu de la possibilité d’une transformation de soi ? Or, qu’est-ce qu’une représentation d’un point de vue stoïcien ? A quoi consiste l’examen des représentations ? Comment peut-on le pratiquer ? En quoi cette pratique qui consiste à faire un bon usage des représentations a des vertus thérapeutiques ?

S’exercer à la discipline de l’assentiment répond donc à des exigences thérapeutiques qui consiste à prendre soin de son âme. Or, si celle-ci contribue à la guérison des maladies de l’âme, ne participe-t-elle pas également à une réelle transformation existentielle de l’individu ? Souvenons-nous, l’objectif du philosophe est de se convertir à un mode de vie philosophique, c’est-à-dire de transformer sa manière de vivre. En ce sens, si la discipline de l’assentiment a des répercussions sur l’état psychique de l’individu et qu’elle participe à une métamorphose de sa personnalité[9], n’opère-t-elle pas une transformation radicale de son existence ? Nous sommes toutefois conscients que c’est bien l’ensemble des principes et des pratiques de la philosophie qui ont des répercussions existentielles sur la vie du pratiquant. Or, et d’un point de vue pratique, la discipline de l’assentiment semble jouer un rôle prépondérant dans ce processus de transformation de soi puisqu’elle « embrasse en un certain sens les autres disciplines qui ne peuvent se pratiquer que par une rectification perpétuelle de notre discours intérieur[10] ». Cela dit, si l’usage correct des représentations s’immisce dans les deux autres disciplines, nous pouvons nous demander de quelle manière l’ensemble des pratiques de soin de soi proposées par Épictète transforment l’existence du pratiquant ? Autrement dit, si les pratiques de soin de soi opèrent une « transfiguration du mode d’être[11] » au sens foucaldien, ne doit-on pas considérer que ces pratiques ont, en plus de leur valeur psychagogique (influence corrective ou thérapeutique sur l’attitude psychique d’autrui), une valeur spirituelle qui a pour effet d’accomplir une transformation progressive du sujet par « un retour de la vérité sur le sujet[12] » ?

L’existence de l’individu semble donc bouleversée par la pratique des exercices spirituels des trois disciplines. Ce phénomène est d’autant plus intéressant qu’il permet de questionner de manière significative la valeur purement éthique que l’on peut parfois attribuer aux Entretiens et au Manuel d’Épictète. Certes, cette opinion s’explique par le fait que leurs contenus ne sont pas considérés comme des traités théoriques exposant les principes stoïciens fondamentaux mais davantage comme des manuels de conduites morales (surtout le Manuel)[13]. Le lecteur est donc invité en priorité à s’exercer à pratiquer les trois disciplines. Or, nous l’avons vu, si les exercices spirituels opèrent une transformation existentielle sur le pratiquant, ne faut-il pas reconsidérer la valeur de ces deux traités dans leur ensemble ? Autrement dit, ne dépassent-ils pas cette dimension purement éthique du « comment agir » qu’on peut leur attribuer ? Seul le témoignage d’un élève assidu aux pratiques stoïciennes pourrait toutefois le démontrer. Or, qu’en est-il de Marc Aurèle qui a suivi une éducation stoïcienne et qui pratique les enseignements d’Épictète ? Est-ce que faire un bon usage des représentations facilite sa conversion à un mode de vie philosophique ? Peut-on, à travers ses Pensées[14], prétendre qu’une transformation de soi s’est bel et bien opérée en lui ?

Structure

Pour traiter notre problématique, nous avons divisé ce travail en quatre parties distinctes.

La première partie présente la philosophie comme manière de vivre dans l’Antiquité grecque. Ce moment est essentiel puisqu’il permet de nous replacer dans un contexte où la philosophie se veut avant tout comme un exercice pratique destiné à transformer le mode de vie de celui qui se consacre à la philosophie. Pour cela, nous verrons quels sont les moyens qui sont à disposition pour opérer cette conversion à un mode de vie philosophique. Si les écoles de philosophie proposent un discours philosophique qu’il faut comprendre comme la partie théorique de la philosophie, les dimensions pratique et thérapeutique de la philosophie qui nous intéressent se réalisent en partie dans ce lieu et notamment par le biais du dialogue philosophique (dialoguer, c’est pratiquer la philosophie). Pour cela, nous verrons comment les écoles de philosophie enseignent la philosophie en nous intéressant particulièrement à l’aspect dogmatique de l’enseignement (notamment chez les stoïciens), à la direction spirituelle qui s’établit entre le maître et son élève et aux exercices spirituels. Nous insisterons toutefois sur cette notion d’exercice spirituel en nous appuyant sur l’étymologie du terme grec askèsis qui nous renseignera sur la dimension pratique de la philosophie et qui nous permettra de justifier la nécessité de s’exercer à la philosophie par le biais des exercices spirituels. Nous verrons également en quoi consiste ces exercices spirituels, quels sont leurs effets sur le pratiquant et en quoi ils sont « spirituels ».

La seconde partie a pour objectif d’approfondir la fonction thérapeutique de la philosophie antique. En somme, qu’est-ce que la philosophie souhaite guérir, par quels moyens et pour quelles raisons ? Nous verrons que c’est bien de l’âme qu’il faut prendre soin car du point de vue de la philosophie antique c’est bien elle qui est malade. Or, pour comprendre la nécessité de prendre soin de son âme, nous ferons appel à la notion centrale du soin de soi (therapeuein heauton) en interrogeant d’une part l’étymologie du verbe grec therapeuein que l’on retrouve dans de nombreux textes philosophiques antiques et d’autre part en nous appuyant sur l’Alcibiade de Platon qui a l’avantage de nous éclairer sur la question « qu’est-ce que prendre soin de soi-même ? » (127e).  Cela nous amènera à nous interroger sur la notion de souci de soi (epimeleia heauton) proposée par Hadot et Foucault qui consiste à soigner son âme par les pratiques du soin de soi (ou exercices spirituels). Nous verrons que si ces pratiques sont d’abord thérapeutiques, elles appellent également à une réelle métamorphose de l’être. Pour comprendre ce phénomène, nous nous appuierons sur Foucault qui nous éclairera sur ce processus de transformation progressive du sujet à partir des notions de spiritualité et de vérité. Cela nous permettra de saisir la portée des pratiques du soin de soi qui semblent être à la fois thérapeutiques et spirituelles. De là, nous nous focaliserons principalement sur la fonction thérapeutique de la philosophie qui consiste à guérir les maladies d’une âme malade en nous demandant quelles sont ses maladies et en quoi sont-elles nuisibles ? Nous verrons que les passions sont la principale cause de nos troubles et que vouloir se convertir à la philosophie sera une manière d’entamer une véritable thérapie de l’âme qui consistera essentiellement à maîtriser nos passions. Après avoir défini la passion (pathos), nous discuterons de la fonction thérapeutique de la raison que l’on retrouve dans toutes les traditions philosophiques antiques, c’est-à-dire d’une pensée rationnelle qui est soin de l’âme, d’un logos qui éclaire nos passions. Cela nous amènera à nous focaliser sur le stoïcisme, à savoir leur conception de l’âme puis la manière dont il faut comprendre la passion stoïcienne. Pour cela, nous verrons, à partir du texte de Diogène Laërce[15], comment les stoïciens du stoïcisme ancien (notamment Chrysippe) définissent la passion et quelles sont leurs propositions pour maitriser les passions qui doivent être comprises comme le résultat d’un mauvais jugement. Le texte de Voelke[16] nous éclairera sur une première réponse thérapeutique aux passions, à savoir la méthode chrysippéenne qui propose le logos comme thérapeutique des passions. Ce choix n’est pas anodin puisqu’il nous permettra d’une part d’introduire et de définir la notion de représentation (phantasia) qui sera fondamentale dans la suite de cette étude et d’autre part de comprendre les mécanismes qui vont permettre au logos de remplacer des propositions erronées produites par des représentations qui ne sont pas conformes à la réalité et qui sont le résultat de nos faux jugements. Quant à la seconde réponse thérapeutique aux passions, nous nous pencherons sur l’apport curatif de la vertu face aux vices ainsi que sa contribution au bonheur. Nous verrons ce qu’est une vertu d’un point de vue stoïcien et comment celle-ci s’enseigne et se pratique. Ce sera également l’occasion de définir la notion de bonheur proposée par les stoïciens. Ce passage par le stoïcisme ancien aura l’avantage d’introduire et d’approfondir des notions essentielles que nous retrouverons dans le stoïcisme impérial d’Épictète.

La troisième partie de ce travail propose de montrer en quoi l’enseignement d’Épictète participe à une thérapeutique de l’âme et de quelle manière. Pour cela, nous nous appuierons principalement sur les Entretiens et le Manuel d’Épictète. Nous verrons tout d’abord comment Épictète s’adresse à ses élèves, à qui ces deux traités sont destinés et de quelle manière ils permettent de pratiquer la philosophie. Toutefois, pour comprendre les formules frappantes prononcées par Épictète, il sera nécessaire de définir quelques principes fondamentaux stoïciens, à savoir la distinction entre les choses qui dépendent de nous et celles qui ne dépendent pas de nous, l’ordre rationnel du monde et la morale stoïcienne. Cette connaissance est en effet indispensable si l’on souhaite pratiquer les trois disciplines proposées par Épictète dont celle de l’assentiment qui nous intéressera et qui occupera la suite de notre étude. Ainsi, après avoir discuté du rôle prépondérant de cette discipline par rapport aux deux autres disciplines, nous approfondirons une nouvelle fois la notion de représentation, c’est-à-dire d’une part son aspect subjectif et objectif, et d’autre part le rôle de ses deux versants qui sont la phantasia et le phainomenon. Cela nous permettra de saisir les mécanismes cognitifs de la représentation et d’introduire la pratique de la discipline de l’assentiment qui consiste à faire un bon usage des représentations. Nous verrons d’une part en quoi consiste la notion de donner ou non son assentiment à une représentation et d’autre part nous chercherons à comprendre comment l’examen critique des représentations se pratique et quels sont les exercices qu’il implique pour aboutir à une absence de passions et à une tranquillité de l’âme. Ce sera l’occasion de revenir sur la notion d’askèsis et d’insister, à la manière d’Épictète, sur l’importance qu’il faut accorder à l’exercice pratique de la philosophie et à la difficulté d’un tel exercice si l’on souhaite devenir un philosophe.

La quatrième et dernière partie de ce travail tente de montrer que l’enseignement d’Épictète dépasse la dimension éthique du « comment agir » et qu’il permet, par la mise en pratique des trois disciplines, d’opérer une réelle transformation existentielle chez le pratiquant. Pour cela, nous verrons en quoi la discipline de l’assentiment se rapproche des thérapies cognitives par l’exercice de l’examen critique des représentations et comment elle participe à ce processus de transformation de soi. Ce sera une manière de confirmer l’aspect thérapeutique de cette discipline et plus particulièrement sa fonction psychothérapeutique qui a une influence directe sur l’état psychique du pratiquant. De là, nous tenterons de montrer l’influence et les conséquences d’un telle pratique sur l’existence de celui qui pratique l’examen critique des représentations. Nous verrons par ailleurs que si la pratique des trois disciplines dans son ensemble porte une valeur thérapeutique, elle porte également une valeur psychagogique et spirituelle. Cela nous permettra de montrer que si l’enseignement d’Épictète guérit les maladies de l’âme, il opère également une transformation de soi et par conséquent agit sur la manière de vivre du pratiquant. Pour cela, nous nous référerons aux Pensées de Marc Aurèle qui nous renseignera sur les répercussions de l’enseignement stoïcien et particulièrement celui d’Épictète sur sa manière de vivre. Ce sera une manière de montrer que la thérapie de l’âme fonctionne et qu’il y a bien une transformation de soi qui s’opère chez l’empereur-philosophe.


[1] Professeur honoraire au Collège de France, philosophe et historien de la philosophie antique, Pierre Hadot (1922-2010) est l’auteur de nombreux ouvrages autour de la notion d’exercice spirituels et de la philosophie comme manière de vivre. Qu’est-ce que la philosophie antique ? (Paris, Folio, 1995) et Exercices spirituels et philosophie antique (Paris, Albin Michel, 2002) sont quelques-uns de ces livres qui développent ces notions. Spécialiste du stoïcisme, il publie notamment La Citadelle intérieure (Paris, Fayard 1992) ainsi qu’une introduction et une traduction du Manuel d’Épictète (Paris, Le livre de Poche, 2000).

[2] Professeur au Collège de France et philosophe, Michel Foucault (1926-1984) consacre en 1982 un cours sur la notion de « souci de soi » qui organise les pratiques de la philosophie. L’herméneutique du sujet (Paris, Seuil, 2001) est une transcription de ce cours. Ses recherches s’inspirent notamment de la notion d’exercice spirituel développée par Pierre Hadot.

[3] Foucault, Michel. L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France 1981-1982. Paris, Gallimard, Seuil, 2001, p. 131.

[4] Épictète est né en Phrygie à Hiérapolis en l’an 50 de notre ère. D’abord esclave de son maître Épaphrodite, il suit les leçons du philosophe stoïcien Musonius Rufus. En 90, alors qu’il est déjà considéré comme un philosophe renommé, il est exilé de Rome par Domitien comme tous les autres professeurs de philosophie. Dès lors, il s’installe à Nicopolis où il fonde son école de philosophie qui connaît un grand succès. Il meurt probablement vers 130. Epictetus. Manuel d’Épictète, trad. Hadot Pierre. Paris, Le livre de Poche, 2000, pp. 14-25.

[5] Hadot, Pierre. « Préface » à J. Domanski, La Philosophie, théorie ou manière de vivre ?
Les controverses de l’Antiquité à la Renaissance
. Paris – Fribourg, Cerf – Éditions universitaires de Fribourg, 1996, p. vii-viii.

[6] Nous avons toutefois fait appel à d’autres auteurs stoïciens pour approfondir les notions fondamentales du stoïcisme.

[7] Foucault, Michel. L’herméneutique du sujet., op. cit., p. 311.

[8] Nous verrons qu’il existe un lien entre les disciplines et les parties de la philosophie.

[9] Hadot, Pierre. « Exercices spirituels » in Hadot, Pierre. Exercices spirituels et philosophie antique. Paris, Albin Michel, 2002, pp. 20-21.

[10] Hadot, Pierre. La citadelle intérieure : Introduction aux « Pensées » de Marc Aurèle. Paris, Fayard, 1992, p. 142.

[11] Foucault, Michel. L’herméneutique du sujet., op. cit., p. 18.

[12] Foucault, Michel. L’herméneutique du sujet., op. cit., p. 17.

[13] Ces deux traités sont une transcription de la deuxième partie du cours d’Épictète. Cf. infra, p. 48.

[14] Aurelius Antoninus, Marcus. Pensées, trad. Bréhier Émile. Paris, Gallimard, 2018.

[15] Laërce, Diogène. Vies et doctrines des stoïciens, trad. Goulet Richard. Paris, Le Livre de Poche, 2006.

[16] Voelke, André-Jean. La philosophie comme thérapie de l’âme : Études de philosophie hellénistique. Éditions Universitaires Fribourg Suisse, 1993.

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