Philosophie

Discours sur la lecture, politique de la lecture

« Au lieu de quoi nous autres qui avons lu et prétendons propager l’amour du livre, nous nous référons trop souvent commentateurs, interprètes, analystes, critiques, biographes, exégètes d’œuvres rendues muettes par le pieux témoignage que nous portons de leur grandeur. Prise dans la forteresse de nos compétences, la parole des livres fait place à notre parole. Plutôt que de laisser l’intelligence du texte parler par notre bouche, nous nous en remettons à notre propre intelligence, et parlons du texte. Nous ne sommes pas les émissaires du livre mais les gardiens assermentés d’un temple dont nous vantons les merveilles avec des mots qui en ferment les portes : « Il faut lire ! Il faut lire ! » 1

1 PENNAC, Daniel. Comme un roman. Paris : Gallimard, 1992., p.95.


Dois-je me taire après avoir lu ces quelques lignes en page 95 de ce livre « Comme un roman » de Daniel Pennac qui me livre ce paragraphe ? Mais voilà que je viens de lire ce passage et que je suis déjà en train de vouloir le commenter alors même que ma lecture — ma propre lecture — s’est vue, par ce qu’elle a lue et entendue de ce qui était dit par le texte, de s’interdire de le faire ! Mais ce texte, qu’en est-il au-juste ? Est-ce lui-même qui me parle où n’est-il pas lui-même déjà une version commentée des paroles de l’auteur ? Car le texte semble déjà être la forme d’un commentaire voir d’une interprétation des mots de la pensée de l’auteur. La parole de l’auteur inscrite dans ce texte est alors ce qu’il revendique : il parle déjà à sa place sans la laisser libre de tous commentaires. Et par dessus-ça, ma lecture m’en dit de-même, de là laisser libre de tous commentaires ! Il n’y a donc rien à dire, rien à lire et peut-être rien à écrire ? Car pour l’amour du livre, pour l’amour du partage de nos lectures, rien ne devrait être écrit pour que tout ne soit pas lu. Mais nous semblons nous diriger vers une aporie de la lecture puisque sans écriture, que reste t-il de la lecture ? Une lecture absolue peut-être comme nous pourrions le faire lorsque nous lisons dans les étoiles ? Mais cette lecture ancienne, même si elle échappe à l’écriture, ne pourrait-elle pas être elle-même commentée ou interprétée ? Car il semble que cela puisse être le cas comme c’est le cas lorsqu’une lecture est tirée d’une écriture. Que faut-il alors pour envisager une neutralité de la lecture ? Plus de lecture, plus d’écriture ? Ainsi rien ne serait transformé, rien ne serait modifié, tout resterait intact, sans la moindre trace d’écriture, sans la moindre trace d’une lecture dénaturée par ma lecture qui s’autorise à en juger les propos. Car nous l’avons déjà entre-aperçu, propager une lecture c’est déjà modifier, analyser, critiquer, interpréter celle-ci sans la laisser intacte et vierge comme l’amour à l’état pure ou rien est à dire, tout est à découvrir. Mais c’est aussi propager la parole d’un autre comme si j’étais son représentant, comme si ma lecture devenait la sienne sans pour autant qu’elle soit purement sienne puisqu’elle est mienne par ma parole d’interprète. Je troque sa parole contre la mienne et je m’autorise à la divulguer, à la propager, à la transformer pour ceux qui m’écouterons et qui feront, comme je l’ai fait, leur propre lecture de ce que je leur ai lu. Nous voilà à nouveau dans une nouvelle interprétation, celle du receveur qui prend ma lecture pour sienne, lecture qui m’était mienne et sienne à la fois. Et ainsi de suite nous pourrions dire, de paroles en paroles, ma lecture d’origine, qui était déjà une première interprétation, se voit au fur et à mesure de sa propagation, dénuée de son premier discours, défigurée de sons sens premier, reproduite par de multiples lectures et voix au fil des partages. Au bout du compte, que reste t-il de l’œuvre, du livre, du paragraphe, de cette phrase si ce n’est qu’un commentaire plus au moins dévié dans son origine par de multiples autres commentaires et interprétations ? Rien où du moins autre chose ! Cela nous rappelle le jeu du téléphone arabe ou une phrase inventée par un premier joueur se voit répétée à haute voix par les suivants jusqu’à devenir une tout autre phrase lorsque le dernier la répète. Ainsi le mot d’ordre serait de ne rien dire par amour du livre, par amour du texte, par amour de ne pas entraver son harmonie, sa beauté, son intimité, son secret.

Mais il faut lire. Il faut quoi ? Lire ? Et lire quoi et pourquoi ? Lire pour s’instruire, lire pour être libre, lire pour apprendre, lire pour ne plus être ignorant ? Mais alors comment s’instruire si notre lecture s’intercale et interprète ce qui est à lire, ce que le livre veut bien nous dire ? Car l’acte de lire, en tant que sujet, c’est ce qu’il faut lire, c’est ce texte que j’ai sous les yeux et qui me dit de le lire. Mais comment et de qu’elle manière dois-je le lire ? Nous l’avons vu, sans commentaire, sans interprétation et comme le dit Derrida « de laisser l’intelligence du texte parler » sans que l’on intervienne. La politique de la lecture serait alors de laisser parler le texte sans que la lecture s’interpose laissant ainsi le texte autonome et libre de toute lecture envahissante et assujettissante. Une lecture « sans rien », nue, comme si l’acte de lecture serait « un acte pur » détaché de tout assujettissement, sans exégèse — une lecture pure et parfaite —. Dès lors, toute la beauté du texte serait purement et simplement portée par l’acte de lecture, un acte ou l’amour du livre, l’amour de la lecture serait ce qu’il doit-être, pur dans sa propagation, total. Une lecture définit comme telle transmettrait tout ce dont elle est, sans artifice, sans commentaire, sans critique — une transmission qui serait le miroir même de ce qu’elle doit transmettre, de ce qu’elle est —. Voilà peut-être la « bonne manière de lire » ? Une manière où le lecteur « n’intervient pas », une manière où le texte est juste lu, transporté et offert à l’autre sans rien de plus, de manière désintéressée, juste pour le plaisir désintéressé de l’avoir lu et d’avoir partager cette lecture. Le lecteur n’invente rien, ne promet rien, ne modifie rien : il lit comme un messager, un prophète qui prête sa voix sans rien prédire de plus !

Cette « bonne manière de lire », est-ce une manière de dire ce que lire veut dire ? Car lire, selon sa définition, c’est établir la relation entre les séquences de signes graphiques d’un texte et les signes linguistiques propre à une langue naturelle. Lire c’est donc dans un premier temps décoder un texte mais pourquoi ne pourrions-nous pas y ajouter nos propres interprétations, c’est-à-dire se faire notre propre idée de ce que le texte voudrait bien dire ? En paraphrasant Pennac, ce serait s’en remettre à son intelligence pour parler du texte que l’on aurait lu. Nous voici dès lors à l’opposer de ce qui a été dit plus haut lorsque nous parlions de l’hypothèse de ce que serait « la bonne manière de lire ». Lire serait alors une autre manière à nous de nous exprimer en utilisant notre lecture comme base et support de la divulgation de nos idées. C’est par l’acte de lecture que j’existerai, que je m’exprimerai, que je deviendrai l’acteur de mes pensées. C’est par mes lectures mémorisées que je serai à même de communiquer mes idées avec autrui, de débattre par une argumentation tirées de ces dernières. Je serai alors une machine à paraphraser, une machine à commenter, une machine à analyser toutes mes lectures passées, une machine à divulguer mes pensées sans pour autant plagier les auteurs qui m’ont permis cette autorité, celle de m’exprimer pleinement. Car plagier, c’est emprunter et s’attribuer des éléments des auteurs en les présentant comme étant siens alors que l’acte de lecture dont il est question ici, c’est d’user de sa propre intelligence pour interpréter, analyser, commenter, critiquer un texte pour qu’il en soit suffisamment le nôtre. Le nôtre ? Vous avez dit le nôtre ?! De qui parle t-on ? Qui est l’auteur ? Car puis-je m’approprier ce texte que je viens de lire ? Si bien que le sien deviendrait le mien ? On en revient au plagiat : je m’approprie ce que je viens de lire. Mais cette lecture commentée, interprétée, analysée devient ma propre lecture car j’en deviens en quelque sorte l’auteur-interprète sans pour autant dire que j’en suis l’auteur principal. Toute la nuance se trouve entre ceux pôles. Nous voici donc face à une nouvelle politique de la lecture, celle où je deviens l’auteur-interprète de mes lectures et qui cette fois-ci n’est plus une lecture vierge et dénuée de tout caractères personnels. J’en reste toutefois l’acteur mais un acteur qui cette fois-ci divulgue sa lecture en y amenant sa touche personnelle et en la rendant plus active que passive — une lecture transmise avec contribution —. Le caractère de ma première lecture, celle que j’ai arrachée de ce texte, est alors devenue « ma lecture », une lecture que j’offre sans droit d’auteur, une lecture où l’auteur principal s’en remet à moi tout en restant le principal auteur. Je suis alors l’auteur-interprète qui est celui qui ne fait que de contribuer à une première idée, celle de l’auteur.

Nous disions « Il faut lire ! ». Lire serait alors un impératif catégorique de devoir lire. Mais ce « il faut », n’est-il pas vu comme un ordre qui fait de cet acte un devoir plus qu’une liberté ? Lire comme nous l’avons vu serait une forme de liberté dans le sens où la lecture serait libératrice et émancipatrice — lire pour être libre de choisir —, n’est-ce pas ? Entre la liberté du savoir-lire et la liberté du devoir-lire, la nuance est de taille ? L’obligation du devoir-lire « ferment les portes » comme le dit si bien Derrida aux lecteurs qu’ont obligent, aux lecteurs qui n’en seraient pas s’ils n’avaient pas été obligés de lire. Lire sans obligation n’est-ce pas la plus grande forme de liberté de la lecture ? Car n’avons-nous pas lu par contrainte, par opposition, par devoir ? Certain dirons que l’apprentissage de la lecture n’est pas naturel et qu’il doit être imposé. Car sans apprentissage de la lecture, pas de lecteur. Et sans lecteur, à quoi bon d’écrire ? Et sans écriture, pas de lecture où alors qu’une lecture absolue dont nous avions parlés, une lecture par la pensée et sans écriture.

« Il faut lire », autrement dit, il faut faire l’expérience de la lecture. Seul l’acte de lecture permet de faire l’expérience de la lecture. Dès lors, une politique de la lecture est dans ce cas une lecture inscrite dans l’acte même de lire. Une lecture sans l’acte de lecture semble une impossibilité — une nouvelle aporie de la lecture —. La lecture ne peut exister sans son propre acte de lecture, elle est intrinsèque à l’acte lui-même. « Il faut lire » provoque ainsi l’expérience même de la lecture par l’exigence du « Il faut ». Lire c’est donc dans un premier temps un acte de lecture qui par son mécanisme d’extraction nous permet de saisir l’information inscrite et de la mémoriser puis dans un deuxième temps un acte de propagation d’un savoir par soit une parole de lecteur pure et détachée de toute interprétation soit une parole d’auteur-interprète contributeur de la lecture initiale par sa propre interprétation. Mais l’acte de lecture, c’est avant tout un acte de l’expérience même de la lecture. Ces différentes politiques de la lecture sont une manière de dire « ce que veut dire lire » à travers le texte de Derrida. Soulevons que cette analyse n’a pas pu s’extraire de la « règle » écrite et du message que Derrida nous a proposé qui est celle de ne pas commenter, de ne pas interpréter, de ne pas analyser et de ne pas critiquer un texte par une lecture singulière pour ainsi « laisser parler le texte par lui-même ».