Philosophie

Cosmologie de Platon : la nécessité et les quatre éléments

Introduction

Le souhait de vouloir rendre compte, de façon organisée, de la formation du monde (cosmogonie) n’est pas une originalité de Platon. Dans l’histoire de la philosophie Occidentale, le poète Hésiode (VIIIsiècle avant J-C.) s’était déjà penché sur la question. Pour ce dernier, à l’origine, il y a le chaos, c’est-à-dire un chaos initial, une sorte de déchirure et d’ouverture qui, à partir de cet instant, donne naissance à plusieurs dieux qui eux représentent des éléments naturels comme la Nuit, la Terre ou le Ciel. Hésiode tente ainsi de donner une première explication sur l’apparition de notre monde. On retrouve également l’idée que le monde n’est pas né d’un seul coup, qu’il n’a pas été créé de l’extérieur par un Dieu tout-puissant. Au contraire, il s’est développé, traversant dans son évolution, des générations et destructions, des transformations et des modifications impressionnantes.

Plus tard, chez les physiologues (ou présocratiques) comme Thalès, Anaximandre, Démocrite etc., on observe une nouveauté : il y a un effort de rationalité et donc de généralisation, c’est-à-dire le souhait d’explorer l’universel et l’essentiel et non le particulier et l’accidentel, pour se débarrasser en quelque sorte du mythe dont les explications des phénomènes naturels sont invraisemblables. Le souhait des présocratiques est donc de trouver la meilleure explication. Pour cela, ils tenteront de découvrir un principe fondamental d’explication du commencement, de l’origine et du fondement de toutes choses. Pour Thalès (VIIavant J-C.), l’élément premier (ou l’élément primordial) est l’eau, un élément physique non divinisé (l’aspect physique n’est jamais présent dans les mythes). Cet élément permet de rendre compte de l’explication des choses dans leur diversité à partir d’un seul élément : comme l’eau s’évapore, se transforme en gaz, elle se solidifie etc., cela permet l’explication de la formation et du fonctionnement de tous les éléments naturels. Quant à Empédocle (480-430), il étend le nombre des éléments premiers au quatre éléments fondamentaux qui sont le feu, l’air, l’eau et la terre. Toutes les choses sont composées de ces éléments en proportions variables.

Ce bref aperçu historique des quelques différentes tentatives d’explication de la création et de l’organisation du monde n’est donc pas inconnu aux yeux de Platon. De manière général, il s’en inspirera pour l’élaboration de sa propre cosmologie, et notamment de la théorie atomiste de Démocrite. Car comme les présocratiques, Platon s’interroge sur la pertinence des mythes. Son souhait est donc de fournir une explication vraisemblable de la création du monde sensible. C’est ce qui fera l’objet de son texte (un des plus tardif), à savoir le Timée, une cosmologie que l’on pourrait qualifier d’avant-gardiste pour son époque. Mais comment Platon va-t-il procéder pour tenter de donner une explication de la création du monde qui soit rationnelle et vraisemblable ?

Tout d’abord, le Timée fait partie d’une trilogie décrivant l’origine de l’univers (le macrocosme), celle de l’homme (le microcosme) et celle de la société. Platon expose dans ce dialogue ce que furent l’apparition et l’évolution de toute réalité, depuis le chaos primordial jusqu’à l’époque qui était la leur (Platon prend le relais de ces prédécesseurs comme le poète Hésiode) 1. Platon développe ainsi une cosmologie – un modèle de l’univers physique – qui pour la première fois dans l’histoire de la science, « fait des mathématiques l’instrument lui permettant d’exprimer certaines conséquences qui découlent des axiomes qu’il a posés 2 ». Le Timée va donc donner une allure scientifique à son récit en faisant intervenir les mathématiques comme moyen d’explication des choses.

L’analyse que nous proposons porte sur deux notions qui sont abordées dans le Timée, à savoir la question de la nécessité (47e-53c) et celle des quatre éléments (53c-57d). Avant d’introduire ces deux aspects, Timée avait tout d’abord décrit la séparation ontologique entre l’intelligible et le sensible (29c-29d), puis l’action du démiurge (le dieu artisan) et la constitution du macrocosme – l’âme et le corps du monde – (29d-40d), ainsi que la constitution du microcosme – l‘âme et le corps de l’homme – (40d-47e).

A partir de là, Timée s’interroge sur la condition de la matière avant que le démiurge ait créé le monde sensible, c’est-à-dire à la nécessité – un état primordial de la matière informe – qui lui est chaotique et instable. En effet, la nécessité étant ce qu’elle est, Timée nous exposera le rôle du démiurge et son action de mise en ordre de cet état chaotique de cette matière informe. Cependant, ces réflexions autour de la nécessité et de la matière posent un nouveau problème concernant la réalité véritable des choses sensibles. Timée revient donc sur la distinction qu’il avait établi auparavant entre les Formes intelligibles et les choses sensibles (Timée, 27d). En effet, même si Platon propose « l’existence de réalités intelligibles, à la fois distinctes des choses sensibles, et en rapport avec elles 3», comment peut-il garantir dans le monde sensible l’existence d’une certaine stabilité permettant qu’on le connaisse et qu’on en parle ? Car si le monde sensible est soumis au devenir, c’est-à-dire soumis à une dimension temporelle causant d’incessants changements, comment peut-il présenter une certaine permanence et une certaine stabilité pour qu’on puisse le connaître et en parler ? En effet, dire que les choses sensibles participent de la permanence des Formes intelligibles, qu’elles soient des images des Formes intelligibles soumises au devenir, cela ne semble plus un critère suffisant pour leurs garantir une certaine stabilité et une certaine permanence. Dès lors, si le monde tire son existence de deux espèces de réalité et que celles-ci ne suffisent pas à donner une certaine stabilité aux choses sensibles, ne faudrait-il pas imaginer une nouvelle espèce d’être – un genre de réceptacle du devenir – qui permettrait aux choses sensibles d’avoir suffisant de réalité pour qu’on puisse en parler ? C’est ce que Timée proposera en introduisant l’existence d’une troisième espèce – la khóra – (Timée, 48e), une espèce d’être difficile à saisir que nous rendrons compte dans la première partie de cette analyse.

Nous verrons également par quels moyens le démiurge est arrivé à faire de cet état de nécessité au sein de la khóra une espèce d’être stable et propice à recevoir les choses sensibles et à leurs fournir un mode d’existence. En effet, comment passer d’une matière informe chaotique et instable à un monde sensible suffisamment stable et permanent ? Comment le démiurge peut-il entreprendre cette tâche de mise en ordre qui elle est indispensable à la genèse du monde sensible ? En d’autres termes, par quel(s) moyen(s) le démiurge peut-il constituer les quatre éléments de base (le feu, l’air, l’eau et la terre) – qui eux permettront de former le monde sensible – à partir de cette matière informe ? Peut-on rendre compte de leurs constitutions, de leurs apparences et de leurs solidités dans le monde sensible tout en gardant un discours qui soit le plus vraisemblable possible ? Autrement dit, « à partir de quoi ces éléments tirent leur existence 4 » ? C’est ce que nous verrons dans la deuxième partie de cette analyse où Timée introduira des notions de mathématique et de géométrie théorisant ainsi la constitution des quatre éléments et leurs transmutations. Cette explication donnera entre autres le caractère scientifique et unique de son discours.

1. La nécessité et la Khóra

1.1 Définition de la nécessité

Dans la mythologie grecque, la déesse Ananké est la personnification de la « Nécessité », de la destinée ou de la « contrainte fatale ». Déesse primordiale, elle marque le début du cosmos, avec Chronos (qui lui est la personnification du temps). On rencontre Ananké (la nécessité) dans deux mythes platoniciens : dans le Mythe d’Er et dans le Timée. Dans ce dernier, la nécessité se voit attribuer, sous certaines conditions, le rôle de la naissance du cosmos. Elle est cependant privée de l’intellect – que seule l’âme peut posséder – : elle ne peut donc faire preuve d’aucune conduite rationnelle, d’aucune intention intelligente.

En philosophie Antique, on retrouve la nécessité chez les présocratiques et plus particulièrement chez les Atomistes comme Démocrite. Platon connaît l’atomisme démocritéen et certaines analogies apparaissent dans le Timée, notamment sur l’association faite entre la nécessité et le hasard dont nous reviendrons plus tard, mais à aucun moment il cite Démocrite. Il n’est donc pas faux d’affirmer que Platon se serait inspiré de la nécessité démocritienne.

Malgré quelques analogies, on retrouve des oppositions entre les deux conceptions de la nécessité. Dans son récit, Platon fait par exemple de la nécessité une cause secondaire et de l’intellect ou du divin une cause première. Alors que l’atomisme abdéritain pose la nécessité d’une part comme un concept purement physique et mécanique et d’autre part comme une cause première, c’est-à-dire comme un principe universel. Tous se passerait donc par nécessité et plus précisément par une nécessité mécanique. Pour Leucippe, le fondateur de l’atomiste, le Monde n’a pas eu de commencement et n’aura pas de fin, et rien n’indique d’autre part, qu’il y ait un seul monde. Le mouvement est un principe premier de l’Univers, il se produit par pure « nécessité » et « automatiquement » 5. Un fragment conservé par Leucippe nous dit « qu’aucune chose ne se produit fortuitement [accidentellement], mais toutes procèdent de la raison et sont produites par la nécessité » (cité par Aétius) 6. On remarque ici une conjonction entre la raison et la nécessité même si cette dernière semble être la cause de toutes choses. Leucippe, toujours en citant Aétius, ajoute que « toute chose existent en vertu de la nécessité, qu’il dit être la même chose que le destin ». Cet autre fragment de Leucippe montre que rien n’arrive sans cause et que tout est sous la dépendance de la nécessité 7. Quant à Démocrite (disciple de Leucippe), « la nécessité apparaît comme un principe de totalité qui est en même temps un principe de causalité, et en ce sens, l’équivalent d’une sorte de principe de raison suffisante 8 ». On remarque également que dans le Stromates de Plutarque, « toutes les choses sans exception ont été engendrées, le sont ou le seront par la nécessité 9 ». La conception atomiste de la nécessité n’est donc pas partagée par Platon : la nécessité ne peut être une cause première qui puisse « jouir d’une totale autonomie causale 10 » comme le défendrait Démocrite. La nécessité platonicienne est subordonnée à la cause divine.

Si Platon distingue deux types de causes, c’est bien parce que la nécessité ne peut être vue comme un principe premier qui serait la cause de toutes choses. Car comment expliquer, sans l’intervention d’un principe rationnel, l’ordonnance et la beauté du monde ? Dans la cosmologie platonicienne, l’univers dépend de trois causes antécédentes (ou causes véritables ou premières) qui sont les Formes intelligibles, le démiurge et la khóra 11. Postuler qu’il existe des causes antécédentes ne permet pas à Platon de faire de la nécessité une cause première comme chez les Atomistes puisque celle-ci dépend d’une cause divine. Nous avons donc d’une part les causes antécédentes qui sont représentées par l’intellect, la rationalité et l’âme, et d’autre part les causes dépendantes (ou causes accessoires ou secondes) qui ressortent de la nécessité, qui elles sont indissociables de la khóra et purement mécanique 12. En effet, Platon nous dit bien que tout ce qui devient est sous l’effet d’une cause : la cause de toutes choses dépend donc d’une cause antécédente, c’est-à-dire d’une cause divine représentée chez Platon par la figure du démiurge. On comprend dès lors que la nécessité, soumise à une causalité mécanique et vouée à elle-même, puis prise dans un mouvement désordonné, ne pourra donc être « maîtrisée » que par une cause divine.

« Il faut aussi, en parallèle, que notre discours mentionne ce qui vient à l’être sous l’effet de la nécessité. En effet, je l’affirme, la venue à l’être de notre monde résulta d’un mélange qui réunissait la nécessité et l’intellect. Mais, comme l’intellect dominait la nécessité, en la persuadant de réaliser dans les meilleures conditions possibles la plupart des choses qui sont soumises à la génération, c’est de cette manière et dans ces conditions que notre univers fut, dès le principe, constitué par le truchement d’une nécessité ainsi dominée par une sage persuasion ». (Timée, 48a-48b)

Tout d’abord, il nécessaire de rappeler que la nécessité correspond à la condition initiale de la khóra et à celle des quatre éléments (le feu, l’air, l’eau et la terre) qui eux sont, à ce moment-là et donc avant l’intervention du démiurge, sans proportions ni mesures, c’est-à-dire sous formes d’ébauches. C’est donc dans la khóra que se manifeste la nécessité. Pour remédier à ce désordre, le démiurge va donc essayer de persuader la nécessité (qui est assimilée au personnage rebelle d’Ananké), c’est-à-dire d’exercer sur elle la contrainte rationnelle de l’ordre et de la mesure, afin qu’elle ne soit plus une « cause errante 13 », mais véritablement et positivement une cause seconde. Car en effet, la nécessité, qui rappelons-le, est toujours livrée à une causalité mécanique, laquelle, laissée à elle-même et privée de toute structure mathématique, se retrouve associée à l’accidentel, c’est-à-dire à la coïncidence pure, au désordre et au chaos, et qualifiée de « cause errante ». Ainsi, dépourvue d’intelligence et d’intentionnalité, la nécessité va être mélangée à l’intellect qui lui va là dominer. Les causes accessoires qui résultent de la nécessité et qui sont nécessaires à l’intellect permettront à ce dernier de réaliser son but : la naissance du monde.

On comprend dans ce passage l’importance et la nécessité de l’action de la cause divine sur la nécessité : « la venue à l’être de notre monde » ou la naissance de notre monde, c’est-à-dire l’existence du monde sensible et donc des choses sensibles soumises à la génération. Sans une cause divine, la nécessité serait restée éternellement dans son état initial, c’est-à-dire une « cause errante ». Souhaitant un monde beau, et le regard fixé sur les Formes intelligibles (le modèle), le démiurge va agir sur la nécessité (par l’intellect) et mettre en ordre les éléments qui eux préexistent notamment grâce à ses connaissances de la mathématique et de la géométrie : il n’y a donc pas acte de création. Cette mise en ordre permettra de maintenir une spatialité ordonnée et de garantir une certaine stabilité.

La nécessité est donc subordonnée à une cause supérieure, c’est-à-dire à une cause divine représentée par la figure du démiurge. Rappelons-nous, ce n’est qu’en persuadant la nécessité que le démiurge « permettra la production du plus beau et du meilleur 14». Cependant, la nécessité « résiste » au démiurge si bien que celui-ci ne peut la persuader que « dans la mesure du possible 15» même s’il est vrai que cette dernière ne s’oppose pas systématiquement à son action. Ceci nous montre à quel point le démiurge est contraint à façonner le monde puisqu’il dépend de « la matière » qui elle résiste à ses efforts. Cette « résistance » de la nécessité à se faire persuader par une cause divine nous renvoi à l’étymologie du terme « nécessité ». En effet, dans Le dictionnaire étymologique de la langue Grecque 16 on retrouve le terme de nécessité à l’époque d’Homer qui signifie entre autres « contrainte » ou qui est « obligatoire et forcé », voire « qui contraint » sous un aspect matériel. Ce terme peut également dériver jusqu’à la notion d’esclavage (l’esclave qui est contraint).

Dans le Timée, la nécessité doit donc être comprise comme une contrainte mais elle n’exclue pas pour autant l’existence d’un hasard dans le sens où elle « peut déterminer matériellement un certain nombre de phénomènes sans être ordonnée ou manifester une constance objectivement régulatrice 17 ». Platon nous dit bien que « certes, dans son ensemble, ce vivant se mouvait, mais c’est sans aucun ordre qu’il avançait au hasard et sans raison » (Timée, 48a).Avant l’intervention du démiurge, l’univers se trouvait sans aucun ordre si bien que les premiers mouvements des corps étaient désordonnés et se faisaient au hasard. Les vivants étaient alors réduits à l’errance 18. Ainsi, la nécessité du Timée se superpose partiellement au hasard. Les causes premières et secondaires produisent leurs effets chaque fois au hasard et sans ordre tout comme certains évènements accidentels surviennent par nécessité : « chaque être vivant à une durée de vie fixée par le destin (si nous laissons de côté les accidents dus à la nécessité) 19». Il y a donc chez Platon une association du hasard et de la nécessité comme c’est le cas chez Démocrite qui admet « l’existence d’un désordre pré-cosmique sous le règne même de la nécessité et l’existence, à l’intérieur d’un monde organisé, de faits accidentels dus à un hasard résiduel 20 ».

1.2 Passage de deux espèces à trois espèces d’être

Initialement, Platon distingue deux espèces d’êtres qui composent le monde. Nous l’avons déjà vu en introduisant la nécessité, il y a d’un côté les Formes intelligibles et de l’autre les choses sensibles. Cette distinction est introduite au début du Timée par les questions suivantes : « qu’est-ce qui est toujours sans jamais devenir, et qu’est-ce qui devient toujours, sans être jamais ? »(Timée, 27d-28a). Ce qui « est toujours » est représenté par les Formes intelligibles qui elles possèdent l’être et qui ont cette caractéristique de toujours rester identiques. Il est donc possible d’en faire une explication rationnelle. Quant aux choses sensibles, qui elles sont engendrées et donc soumises à des fluctuations (naissances, corruptions), celles-ci ne peuvent être que l’objet d’opinions. Car comment dire d’une chose qu’elle est si celle-ci ne cesse de changer ? En effet, connaissances et discours exigent une certaine permanence. Pour cette raison, Platon ne peut concevoir un monde sans réalités intelligibles. Plus précisément, nous pouvons donc dire que les Formes intelligibles sont invisibles, immuables, inengendrées, indestructibles, et comprises comme des modèles. Alors que les choses sensibles sont visibles, toujours en mouvement, engendrées et donc sujettes à la génération, et identifiées comme étant la copie de leur modèle. Pour fabriquer le monde, le démiurge va donc poser son regard sur les Formes intelligibles (le modèle), qui elles restent toujours identiques, pour reproduire leurs formes et leurs propriétés dans le monde sensible. C’est donc par la cause divine que les choses sensibles seront engendrées. Et ce qui assure que les choses sensibles soient stables, c’est leurs participations à l’intelligible. Cette participation permet au monde sensible d’être connaissable. Bref, en fabricant l’univers, le démiurge garantit dans le monde sensible l’existence d’une certaine stabilité permettant qu’on le connaisse et qu’on en parle. Or, Timée revient sur cette distinction en affirmant qu’il existe une troisième espèce (ou genre). Jusque-là, les deux espèces suffisaient.

« Or, dans ce nouvel exposé, il faut, concernant l’univers, considérer que le point de départ doit être plus différencié que dans l’exposé précédent. En effet, nous avions alors distingué deux genres d’être ; or, il nous faut maintenant en découvrir un autre, un troisième. Ces deux genres suffisaient pour notre exposé antérieur : l’un, nous avons supposé que c’était l’espèce du modèle, espèce intelligible et demeurant toujours identique, et le second nous avons supposé que c’était la copie du modèle, sujette à la génération et visible. Nous n’avions pas alors distingué un troisième genre, parce que nous avions estimés que ces deux-là suffisaient. Mais, maintenant, notre argumentation nous force, semble-t-il, à entreprendre une description qui permette d’élucider une espèce difficile et obscure. Quelle propriété faut-il supposer qu’elle présente naturellement ? La propriété que voici essentiellement : de tout ce qui est soumis à la génération elle est le réceptacle, et, pour employer une image, la nourrice ». (Timée, 48e-49b)

« Convaincu que cette stabilité et cette permanence ne pouvaient dériver du sensible, Platon posa donc qu’il devait exister une réalité d’une autre sorte qui réponde à ces exigences, et qui explique pourquoi, dans tout ce changement, il est quelque chose qui ne change pas 21». Cette nouvelle espèce a pour propriété de recevoir les choses sensibles. Elle est le « réceptacle » ou la « nourrice » des choses sensibles. Comme le soulève Calcidius dans son commentaire du Timée 22, le monde sensible tire tout d’abord chez Platon son existence des deux espèces de réalité. « Or les corps ne peuvent exister seuls, par eux-mêmes, et sans qu’une essence les engendre, essence qu’il appel tantôt « mère », ailleurs « nourrice », […] quelque fois « lieu » 23 ». Timée doit donc compléter ce manque puisque le précédent exposé ne reposait que sur deux seuls principes (les Formes intelligibles et les choses sensibles). C’est pour cette raison que Timée revient sur son exposé précédent et qu’il introduit une nouvelle réalité distincte des deux autres : la khóra.

1.3 La khóra

Avant d’approfondir les caractéristiques et la nature de cette troisième espèce, il nous semble nécessaire de faire un détour par les différentes acceptions du terme de khóra que Platon va utiliser dans le Timée pour la nommer. Tout d’abord, Luc Brisson 24 nous propose une distinction entre les termes khóra et húle qui pose deux difficultés. D’une part, l’origine du terme grecque húle signifie le bois de construction. Il pourrait facilement être traduit par « matière » mais celui-ci trouve sa racine dans le terme latin materia. Cela dit, et par extension, le terme signifiera chez Aristote le matériau dont se sert l’artisan. Dans le Timée, Platon utilise le terme khóra pour désigner entre autres la troisième espèce qui elle tient un rôle similaire mais non identique au sens philosophique qu’Aristote attribuera au terme húle (les notions de húle et khóra ne désignent pas la même chose chez Aristote et chez Platon puisque l’un permet d’apporter une solution au problème du mouvement alors que l’autre répond au problème que pose la participation du sensible à l’intelligible). D’autre part, « la khóra est à la fois « ce en quoi » apparaissent les choses sensibles et « ce de quoi » elles sont faites 25». Ces deux difficultés ont comme conséquences de rendre plus difficile la compréhension de « cet entité étrange » qu’est la khóra désignée par Platon comme étant la troisième espèce.

Nous pouvons également nous référer à l’article de Jean-François Pradeau 26 qui propose une analyse des termes topos et khóra qui souvent se confondent dans toute l’œuvre de Platon. Dans l’usage local de ces deux termes, topos « signifie le lieu, l’endroit où se trouve quelque chose » ; khóra « signifie la place qu’occupe une chose, ou qu’elle abandonne (elle « fait place ») en se déplaçant ». Alors que dans l’usage géographique, topos « signifie une région géographique » (par exemple une région élevée) ; khóra « signifie le territoire ou la région de la cité, d’un peuple » (par exemple le territoire de la ville d’Athènes) 27. Dans le Timée, Platon utilise les deux termes soit pour indiquer le territoire d’une cité (par exemple le territoire des deux cités du récit de l’Atlantide), soit pour désigner la troisième espèce, soit dans le sens des régions géographiques (par exemple « l’endroit, le lieu où se trouve une chose qu’il s’agisse d’un objet ou […] d’un organe précis situé dans le corps 28 »).

Dans le Timée, le terme khóra peut prendre plusieurs acceptions 29 : 1/ le « réceptacle » qui a comme fonction « de recevoir en elle les représentations des formes intelligibles », 2/ la « nourrice » et la « mère », « car le réceptacle, à l’image de la matrice, ne contient rien ni n’imprime aucune forme à ce qu’il contient ; nourrice encore car il permet à l’enfant qu’est le devenir de naître, en le nourrissant », 3/ « ce en quoi » car le réceptacle joue deux fonctions nutritive et locative : « il est l’endroit où les images des réalités éternelles, c’est-à-dire les caractéristiques permanentes que nous attribuons aux choses sensibles, apparaissent », 4/ le « porte empreinte » qui lui désigne « une substance molle et parfaitement amorphe qui reçoit l’empreinte des images des formes intelligibles, leur donnant un lieu et une consistance ».

Quant au commentaire du Timée rédigé par Calcidius, celui-ci traduit le terme khóra de diverses façons : un matériau primordial, un substrat primordial, un contenant sans forme, le réceptacle des formes corporelles. Ajoutons que la traduction française de ce commentaire écrit initialement en latin utilise le terme « matière » pour désigner la khóra : la matière est le substrat primordial nous dit Calcidius. Nous verrons également que Luc Brisson utilise pour sa traduction le terme « matériau » en lieu et place du terme khóra. Comprendre le sens du terme khóra reste donc une difficulté car celui-ci peut facilement prendre diverses acceptions selon le contexte où il apparaît, selon sa traduction et selon l’usage du terme par les commentateurs du Timée. Il semble toutefois que le terme « réceptacle » reste le plus approprié pour dénominer cette troisième espèce qu’est la khóra.

1.3.1 Propriétés de la khóra en tant que milieu spatial

« Toujours en effet, elle [la khóra] reçoit toutes les choses, et jamais en aucune manière sous aucun rapport elle ne prend une forme qui ressemble à rien de ce qui peut entrer en elle. Par nature, en effet elle se présente comme le porte-empreinte de toutes choses. Modifiée et découpée en figures par les choses qui entrent en elle, elle apparaît par suite tantôt sous un aspect tantôt sous un autre. Les choses qui entrent en elle et qui en sortent sont des imitations de réalités éternelles, des empreintes qui proviennent de ces réalités éternelles d’une manière qu’il n’est pas facile de décrire et qui suscite l’étonnement, sujet sur lequel nous reviendrons plus tard ». (Timée, 50b-50c)

La khóra est donc à ce stade « ce en quoi apparaissent les choses ». En tant que milieu spatial, son rôle est de recevoir les images ou les copies des Formes intelligibles : la khóra ne reçoit donc pas les Formes intelligibles mais uniquement les copies de celles-ci. En effet, « les formes intelligibles qui ont en elles-mêmes leur être ne peuvent, pour cette raison même, se trouver dans la khóra qui ne peut rien leur apporter. À l’inverse, c’est cette situation dans la khóra qui donne aux choses sensibles le peu de réalité qu’elles ont ; elles y existent en tant qu’images distinctes et donc multiples tant et aussi longtemps qu’elles se trouvent quelque part dans la khóra. La khóra donne donc son mode d’existence à la chose sensible, en lui fournissant un lieu où elle apparaît et d’où elle disparaît ; ainsi située en un lieu, une chose sensible est toujours distincte de toutes les autres, y compris de celles qui participent à la même forme 30 ». Comme le spécifie Timée, la khóra peut être comparée à un porte-empreinte en tant qu’elle reçoit les copies des Formes intelligibles, qui entrent et sortent d’elle. La khóra « a été établie pour recevoir les empreintes des choses 31 ». Elle apparaît exactement comme la chose qui la « pénétrée », tantôt sous un aspect, tantôt sous un autre (comme lorsque l’on utilise un sceau de cire). Calcidius ajoute que les corps ont des formes alors que « la matière » reste sans forme et « joue le rôle d’un matériau malléable et mou, sur lequel s’impriment des empreintes variées 32 ». Du fait qu’elle est dépourvue de toutes caractéristiques sensibles (ou de formes matérielles) et qu’elle présente stabilité et permanence (elle est soumise à aucun changement), on peut dire de la khóra qu’elle est ou qu’elle est ceci. Ce qui n’est le cas des choses sensibles qui elles ne sont pas assez stables pour pouvoir dire d’elles qu’elles sont ceci. Car comment vouloir dire d’une chose sensible qu’elle est si celle-ci est soumise au devenir (Timée, 49d) ? Seule une entité permanente et stable peut-être désignée par le pronom ceci : celui-ci ne peut donc pas désigner un élément soumis à un flux de transformation perpétuel et constant comme c’est le cas pour les choses sensibles. Cependant et malgré que l’on puisse dire de la khóra qu’elle est ceci, elle reste une entité difficile à décrire pour Timée. Car comment concevoir par la pensée que les choses sensibles puissent d’une part ressembler – même de manière imparfaite – aux Formes intelligibles et d’autre part que les images des réalités éternelles puissent s’imprimer dans une matière informe ? Timée promettait de revenir sur cette question mais ces explications supplémentaires ne viendront jamais 33.

1.3.2 Nature et rôle de la khóra

Timée tente de présenter à l’aide d’une métaphore les trois genres de réalité. Le père représente les Formes intelligibles ou le modèle et apparaît donc comme « la ressemblance de quoi naît ce qui devient » ; l’enfant lui représente les choses sensibles ou la copie, c’est-à-dire « ce qui devient » ou ce qui est engendré ; et la mère, elle, représente la khóra ou le réceptacle et donc à « ce en quoi cela devient » ou « ce en quoi se trouvent les choses sensibles » (Timée, 50c). Comme nous le fait remarquer Luc Brisson 34, l’idée de la mère permet de donner à la khóra un nouveau rôle : celui de substance brute des choses sensible ou matière première. D’une part, le ventre de la mère correspond à l’emplacement ou le milieu spatial d’une chose sensible (en l’occurrence l’emplacement du fœtus) ; d’autre part, la mère est également la substance constitutive du fœtus (puisqu’elle le nourrit).

« Cela dit, il en va de même aussi pour l’entité qui doit sur toute son étendue recevoir maintes fois et dans de bonnes conditions les représentations de tous les êtres éternels ; il convient qu’elle soit par nature dépourvue de toute forme. Voilà bien pourquoi nous disons que la mère de ce qui est venu à l’être, de ce qui est visible ou du moins perceptible par un sens, c’est-à-dire le réceptacle, n’est ni terre, ni air, ni feu, ni eau, ni rien de tout ce qui devient de ces éléments et de tout ce dont ils dérivent. Mais, si nous disons qu’il s’agit d’une espèce invisible et dépourvue de figure, qui reçoit tout, qui participe de l’intelligible d’une façon particulièrement déconcertante et qui se laisse très difficilement saisir, nous ne mentirons point ». (Timée, 50e-51b)

La khóra doit recevoir maintes fois, et sur toute son étendue, les représentations de tous les êtres éternels (de toutes les Formes intelligibles). Elle doit donc restée par nature distincte de toute forme et être dépourvue de toute caractéristique ce qui fait d’elle une entité qui semble amorphe, « une espèce invisible et dépourvue de figure ». Comme Timée l’a déjà mentionné à plusieurs reprises, la khóra reçoit donc bien que les représentations des Formes intelligibles (les copies ou les images de ces formes). Elle ne peut donc pas posséder les caractéristiques des quatre éléments et de toutes les combinaisons du mélange de tous ces éléments. Rappelons que la khóra est ce en quoi se trouvent les choses sensibles 35 et donc l’emplacement dans lequel apparaissent et disparaissent les choses sensibles. Mais comme nous l’avons vu plus haut, en plus du rôle d’emplacement, la khóra joue aussi le rôle de support de matière première, c’est-à-dire d’une substance brute dont est fait tout objet 36. Ce deuxième rôle à toute son importance car c’est par le biais de cette « substance brute » que les choses sensibles « tiennent leur être ». La khóra est donc le mode d’existence des choses sensibles : elle donne aux choses sensibles le peu de réalité qu’elles ont (dans le sens où « elles existent en tant qu’images distinctes et multiples dans la khóra »). Nous avons donc la khóra qui elle fournit un lieu et un mode d’existence aux choses sensibles, qui elles sont soumises à la génération (apparaissent et disparaissent), qui elles participent aux Formes intelligibles, c’est-à-dire à l’Être 37. Il faut donc bien comprendre que les choses sensibles qui ne cessent de changer ne tiennent pas leur Être des Formes intelligibles mais bien de la khóra. Aussi, ces sont bien les images des Formes intelligibles qui se trouvent dans le réceptacle et non pas les Formes elles-mêmes. La khóra possède donc une existence en soi et « cette entité peut être dite « être » en raison de sa stabilité et de sa permanence, même si à la différence des Formes intelligibles, elle se trouve dépourvue de toute caractéristique 38 ».

Résumons : « la khóra est ce que quoi se trouvent les choses sensibles et ce de quoi elles sont faites 39 ». Elle est une espèce invisible, dépourvue de toutes caractéristiques sensibles et de toutes formes matérielles, qui reçoit tout et qui participe de l’intelligible « d’une façon particulièrement déconcertante » (Timée, 51a), tel « un bloc de pierre auquel l’artiste n’a pas encore donné une forme, mais qui est susceptible cependant d’être façonné 40 ». Elle est la matière première des choses sensibles, le « substrat primordial » qui fournit un mode d’existence aux choses sensibles. Elle se situe entre l’être et le non-être si bien qu’elle n’est ni tout à fait intelligible, ni tout à fait sensible. Sans l’associer au corps qu’elle reçoit, elle paraît ne pas exister pratiquement 41. Pour cette raison, on ne peut la saisir que sous la forme d’un raisonnement bâtard (Timée, 52b) : on ne peut donc pas se faire d’elle une représentation sensible, ni même là penser 42. On est forcé d’en parler en utilisant des images et des métaphores 43 tout comme elle est la seule entité que l’on peut désigner à l’aide du pronom « ceci » 44. Ce ne sont pas les Formes intelligibles qui se trouvent dans la khóra mais les images de ces réalités éternelles 45. Ainsi, on peut remarquer quelques similitudes entre la khóra et les Formes intelligibles : la khóra et les Formes intelligibles sont dépourvues de toutes caractéristiques sensibles ; elles sont invisibles et dépourvues de toutes formes matérielles ; elles ont toujours existé et elles ne peuvent être détruites 46.

Explication visuelle des trois espèces d’être (ce schéma est notre interprétation visuelle)

1.4 Distinction entre intellect et opinion vraie

« Pourtant, il faut évidemment reconnaître que l’intellect et l’opinion vraie sont bien deux choses différentes car elles on une origine distincte et une nature différente » (Timée, 51d). Si Timée propose une distinction entre l’intellect et l’opinion vraie, c’est qu’il tente d’assimiler cette distinction avec celle qui existe entre l’intelligible et le sensible et donc entre les Formes intelligible et les choses sensibles. Cela permet à Platon d’affirmer l’existence de ces deux réalités distinctes. Mais en est-il de même pour l’intellect et l’opinion vraie ?  Peut-on affirmer que ces deux genres ont une existence absolument indépendante se demande Timée ? On peut remarquer que cette distinction entre science et opinion était déjà énoncée au livre V de la République (478a-b) 47. En effet, si la science et l’opinion sont deux facultés différentes, il s’ensuit que chaque faculté a un objet différent si bien qu’une chose ne peut être à la fois l’objet de la science et à la fois l’objet de l’opinion. Il y a donc bien distinction entre l’intellect et l’opinion vraie dans la République. Car comme nous le rappel Timée, si l’on pense que l’intellect et l’opinion vraie ne se distinguent pas, cela reviendrait à dire que tout ce que nous percevons à travers le sensible devrait être vrai et certain. Bien évidemment, Platon s’oppose à cette idée : l’intellect et l’opinion vraie ont une origine et une nature distincte. L’intellect (ou l’intellection) est produit par l’instruction, il s’accompagne d’une explication vraie et il ne peut être ébranlé par la persuasion. Seuls les dieux et une partie des hommes peuvent y participer. Alors que l’opinion vraie est produite par la persuasion, elle s’accompagne d’une explication qui peut être modifiée par la persuasion. Tout hommes y participent (Timée, 51e). De part ces explication, « Timée tire ici les conséquences épistémologiques de la distinction ontologique entre Formes intelligibles et choses sensibles 48 ». Ainsi, les Formes intelligibles sont pour les hommes des objets de contemplation de l’âme humaine qui ne peuvent être perçue par les sens : elles sont accessibles que par l’intellection. Alors que les choses sensibles, qui elles sont soumises au devenir et perçues par les sens ne peuvent que produire l’opinion. Quant à la khóra – qui n’est ni une Forme intelligible, ni une chose sensible – ne peut être ni pensée, ni appréhendée par les sens, à tel point que l’on ne peut en parler qu’en utilisant des images ou des métaphores. On peut simplement dire ce qu’elle n’est pas (Timée, 52a-52c). « Elle est l’objet d’une supposition – la supposition est une espèce de raisonnement illégitime et bâtard 49 ».

1.5 Etat de la khóra avant sa mise en ordre par le démiurge

En 52d, Timée établit qu’il y a donc bien trois espèces distinctes qui existaient avant la naissance du monde : l’Être (les Formes intelligibles), le milieu spatial (la khóra) et le devenir (les choses sensibles). Cette tripartition est tout à fait originale puisqu’elle n’avait jamais été proposée auparavant par les Anciens.

Comme nous l’avons déjà vu lors de l’introduction de la nécessité (cf. 1.1), la nourrice du devenir (la khóra) est initialement dans un état de désordre total : la nécessité se manifeste. Physiquement, elle semble se présenter tantôt sous un aspect liquide tantôt embrasée alors qu’en réalité elle ne peut se modifier elle-même puisqu’elle ne subit aucun changement (Timée, 52d). Au contraire, c’est parce qu’elle reçoit les aspects extérieurs des quatre éléments, qui eux sont soumis à des « affections » de toutes sortes, que l’on croit que la khóra devient humide et ignée. Dépourvue de qualité et de forme, elle ne peut que rester identique à elle-même et c’est ce qui fait d’elle sa particularité de réceptacle des éléments. Quant aux agitations qui sévissent à l’état initial, cela s’explique par le fait que les quatre éléments ne sont à ce stade pas encore « des corps entiers » si bien qu’ils apparaissent sous forme de traces (de tailles minuscules et à peine perceptibles) par-ci, par-là. « Ils se déplacent et se transforment les uns dans les autres mais sans ordre ni mesure 50 ». Dans cet état, la khóra ne peut se trouver dans un état d’équilibre puisque la condition naturelle des quatre éléments est instable. Remplie de propriétés qui ne sont ni semblables et ni équilibrées, la khóra est prise dans un mouvement de balancement irrégulier qui l’empêche de se stabiliser. Rappelons-nous que la nécessité est toujours livrée à une causalité mécanique : privée de toute structure mathématique, elle est vouée au désordre et au chaos et peut donc être qualifiée de « cause errante ». Voilà l’état de l’univers et de la khóra à ce moment-là, un état qui ne peut être que celui-ci s’il n’est pas soumis à une cause divine. Car « pour parvenir à notre monde, où la participation [des choses sensibles aux Formes intelligibles] est jusqu’à un certain point ordonnée, il faudra faire intervenir […] le démiurge comme cause efficiente, l’âme du monde comme cause motrice et les mathématiques (figures et nombres) comme principe d’ordre 51 ».

C’est donc en persuadant la nécessité que le démiurge va établir un ordre qui lui va provoquer, à la façon d’un crible, un mouvement qui va rassembler les éléments (initialement sous forme de traces) dans un même lieu 52. Les traces des mêmes éléments qui étaient jusque-là éparpillés les uns des autres vont donc pouvoir se former et devenir des solides visibles tel que le feu, l’air, l’eau et la terre. Ces quatre éléments vont donc recevoir leur configuration à l’aide « des figures et des nombres », c’est-à-dire à l’aide de formes géométriques (les quatre polyèdres réguliers) et cela grâce à l’intelligence du démiurge et à ses connaissances des mathématiques. C’est donc par la mathématique que le démiurge introduit dans l’univers un certain ordre. « Ce nouvel état des choses avait naturellement pour fonction de ne pas laisser persister la confusion et le désordre qui, résultant que la confusion entre divers corps, régnaient avant l’organisation du monde. Pour Platon, telle a été la condition du monde avant qu’éclat et beauté n’échoient au monde par suite de la mise en ordre de la matière 53 ».

Explication visuelle de la persuasion de la nécessité par le démiurge (ce schéma est notre interprétation visuelle)

Mais comment le démiurge a fait, à partir de ces quatre éléments, un univers beau et aussi bon en partant de ces éléments qui n’offraient initialement aucunes de ces qualités ?

2. Les quatre éléments

2.1 Mise en ordre et naissance des quatre éléments

Timée va rendre compte de la mise en ordre et de la naissance des quatre éléments. L’univers sera fabriqué exclusivement à partir des quatre éléments. Le démiurge va donc mettre en ordre les éléments qui eux préexistent sous forment de traces dans la khóra (il n’y a donc pas acte de création). Autrement dit, il va agir sur la nécessité en faisant des ébauches des éléments des figures géométriques régulières (des polyèdres réguliers).

« Il me faut donc maintenant entreprendre, pour chacun d’eux, de vous découvrir ce que furent la mise en ordre des éléments et leur naissance, dans le cadre d’un exposé insolite ; […] Or, tous les triangles procèdent de deux triangles qui ont chacun un angle droit et les autres aigus ; […] Voilà bien ce que nous supposons être le principe du feu et de tous les autres corps, en progressant dans une explication qui combine vraisemblance et nécessité. […] Aussi faut-il dire quelles propriétés devraient avoir les corps les plus beaux : être au nombre de quatre, être dissemblables les uns par rapport aux autres, tout en pouvant s’engendrer les uns des autres lorsqu’ils se disloquent, du moins certains d’entre eux ». (Timée, 53c-54a)

L’originalité de cet exposé, c’est la correspondance que Timée établit entre les quatre éléments et des formes géométriques. Tout corps possède une profondeur, et toute profondeur est composée de faces planes « limitée par des droites » et « issue de triangles ». Ce qu’il faut comprendre ici c’est que la structure des quatre éléments est constituée de deux triangles élémentaires possédants chacun « un angle droit et les autres aigus », c’est-à-dire que nous avons d’une part un triangle rectangle isocèle et d’autre part un triangle rectangle scalène. Ces deux triangles rectangles élémentaires deviennent ainsi le principe même des quatre éléments. Ils permettront par la suite de « former » des polyèdres réguliers. A cela, Timée spécifie les propriétés des éléments « les corps les plus beaux » : ils sont au nombre de quatre ; ils sont distincts les uns des autres ; ils peuvent « s’engendrer les uns des autres » (le feu peut devenir et l’air etc.) Chaque élément sera donc un polyèdre distinct des autres. Cependant, seuls certains éléments pourront s’engendrer les uns des autres. On remarque ici une contradiction de Timée qui annonçait que tous les éléments pouvaient s’engendrer les uns des autres « ils [les éléments] se donnent naissance les uns aux autres, en cercle » (Timée, 49c) alors que dans ce passage, tous les éléments peuvent s’engendrer les uns des autres « du moins certains d’entre eux » (Timée, 54a). Timée indiquera la raison de ce changement en 54c. Nous reviendrons donc sur ce problème une fois que nous aurons décrit en détail les formes géométriques des quatre éléments.

2.2 Formes géométriques des quatre éléments : les deux triangles élémentaires

« Eh bien, des deux triangles évoqués, celui qui est isocèle ne comporte qu’une espèce, tandis que celui qui est scalène comporte un nombre indéterminé d’espèces. Il nous faut donc, parmi ceux qui sont en nombre indéterminé, choisir le plus beau, si nous voulons commencer comme il faut. […] En ce qui nous concerne, nous admettons que, des nombreux triangles (scalènes), il y en a un qui est le plus beau et nous laissons de côté les autres ; ce triangle, c’est celui dont une paire permet de construire le triangle équilatéral. Pourquoi, il serait trop long de le dire. […] Accordons donc notre préférence à deux types de triangles, comme étant ceux à partir desquels le corps du feu et celui des autres éléments ont été constitués ; l’un est isocèle, l’autre a toujours le carré du plus grand côté de l’angle droit triple de celui du plus petit. […] ». (Timée, 54a-54d)

Timée précise ici la structure géométrique des quatre éléments. Parmi les deux triangles rectangles élémentaires 54, le triangle rectangle isocèle va permettre de construire la première figure de base : le carré qui lui est formé par l’assemblage de deux triangles rectangles isocèles (à la base). Cette figure sera attribuée à l’élément terre. Quant au triangle rectangle scalène « le carré du plus grand côté de l’angle droit triple de celui du plus petit », celui-ci va permettre de construire la seconde figure de base : le triangle équilatéral « le plus beau » qui lui est formé par l’assemblage de deux triangles scalènes (à la base). Cette figure sera attribuée aux trois autres éléments (feu, air, eau). Une première correspondance est ainsi établie entre les quatre éléments et d’une part les triangles élémentaires (isocèle et scalène) et d’autre part les figures de base (le carré et le triangle équilatéral). Ce qu’il faut spécifier ici, c’est qu’à ce stade, le monde ne comporte que deux dimensions. Les figures du carré et du triangle équilatéral ne sont pour l’instant que des faces planes. Seulement, notre monde sensible est un monde tridimensionnel si bien qu’il va falloir passer des faces planes à des formes comportant une profondeur. C’est ce que va faire le démiurge en faisant de ceux deux figures (le carré et le triangle équilatéral) quatre polyèdres réguliers.

2.3 Naissance de chaque « espèce » solide : description géométrique

A partir de 55d, Timée va présenter les aspects de chacune « des espèces solides » pour chaque élément. En d’autres termes, il va décrire le type de polyèdre régulier pour chacun des quatre éléments. Le démiurge va donc « manipuler » les faces planes des deux figures pour en faire des formes géométriques tridimensionnelles. Le premier élément, le feu, est constitué par un polyèdre tétraèdre qui lui est composé de quatre triangles équilatéraux, qui eux sont composés chacun de six triangles rectangles scalènes (6 x 4 = 24 triangles scalènes). Le second élément, l’air, est constitué par un polyèdre octaèdre qui lui est composé de huit triangles équilatéraux, qui eux sont composés chacun de six triangles rectangles scalènes (6 x 8 = 48 triangles scalènes). Le troisième élément, l’eau, est constitué par un polyèdre icosaèdre qui lui est composé de vingt triangles équilatéraux, qui eux sont composés chacun de six triangles rectangles scalènes (6 x 20 = 120 triangles scalènes). Le quatrième élément, la terre, est constitué par un polyèdre hexaèdre (le cube) qui lui est composé de six carrés, qui eux sont composés chacun de quatre triangles rectangles isocèles (6 x 4 = 24 triangles isocèles). On remarque que Platon utilise six triangles rectangles scalènes pour composer un triangle équilatéral alors que deux suffisent, tout comme il utilise quatre triangles rectangles isocèles pour composer le carré alors que deux suffisent 55. Selon Luc Brisson, il n’existe pas d’explications satisfaisantes 56 mais son hypothèse serait de penser que « Platon cherche à trouver un centre de symétrie axiale qui ne fasse qu’aucun des triangles constitutifs du carré ou du triangle équilatéral ne puisse avoir une prééminence sur les autres 57 ».A cela, Timée ajoute un dernier élément : la sphère qui elle est constituée par un polyèdre dodécaèdre et que le démiurge se sert pour la construction de l’univers.

Explication visuelle du passage des faces planes au polyèdres réguliers

Mais revenons sur le fait que les quatre éléments ne pouvaient s’engendrer les uns des autres (54a). Timée en donne une première explication :

« Les quatre genres de corps nous avaient bien tous semblé naître les uns des autres, mais c’était là une apparence trompeuse. En effet, des triangles que nous avons choisis proviennent les quatre genres de corps : trois proviennent d’un seul triangle qui a des côtés inégaux ; et seul le quatrième est construit à partir du triangle isocèle. Par suite, il n’est pas possible que ces corps se résolvent tous les uns dans les autres […] Mais trois le peuvent ». (Timée, 54c)

Tout d’abord, rappelons que le polyèdre de l’élément terre est composé de six surfaces carrées, qui elles sont composées par quatre triangles isocèles. Quant aux trois autres éléments (feu, eau, air), ils sont eux des polyèdres formés de surfaces basées sur des triangles équilatéraux (le nombre de triangle varient selon l’élément), et leurs surfaces sont composées de triangles rectangles scalènes (le nombre varie aussi selon l’élément). Comme le triangle équilatéral est lui composé de trois triangles rectangles scalènes, les trois côtés de ce triangle équilatéral entretiennent donc les mêmes rapports. C’est la raison pour laquelle les trois polyèdres peuvent se mélanger à l’infini 58.

2.4 Apparition du monde sensible

« Tous ces corps, il faut concevoir qu’ils sont si petits que, pris un à un dans chaque genre, aucun ne puisse être vu de nous en raison de sa petitesse, mais que, si plusieurs s’agrègent, les masses qu’ils forment deviennent visibles. Et naturellement aussi qu’ils sont ajustés suivant des rapports de proportion, parce que le dieu quant à lui à partout réalisé avec exactitude les proportions qu’entretiennent leurs nombres, leurs mouvements et leurs autres propriétés, dans la mesure où la nécessité le permettait en s’y prêtant volontiers ou en se laissant persuader ».  (Timée, 56b-56d)

Chaque polyèdre qui constitue un élément est initialement de taille minuscule. Mais si chaque unité d’un élément – comme par exemple celui de la terre – s’assemblent les unes avec les autres, cela forme une masse assez importante pour que l’élément terre soit visible. A ce stade, le monde sensible apparaît. Pour cela, les polyèdres doivent entretenir de parfaits rapports de proportions entre eux (qu’ils soient mathématiques ou liés à leurs mouvements et à leurs propriétés) pour que cette concaténation puisse être possible. Cette exactitude dans les proportions qu’entretiennent les éléments ne peut être réalisée que grâce à l’intelligence du démiurge, du moment que la nécessité se laisse persuader (rappelons-nous que la nécessité fait quelques fois obstacles aux volontés du démiurge).

2.5 Transmutation des éléments

Timée donne une explication sur la génération mutuelle des éléments en prenant comme premier exemple la rencontre entre la terre et le feu : la terre peut se dissocier et se dissoudre en masse d’air (fumée) ou en eau (vapeur) puis retrouver « sa forme » initiale. (Timée, 56e) Mais elle ne peut par contre jamais se transformer en autre chose puisqu’elle n’est pas constituée des mêmes triangles élémentaires. Cependant, pour les trois autres éléments (feu, air, eau), il existe des règles de transformation mutuelle (transmutation) des éléments qui sont décrites par des équations mathématiques 59. Par exemple, pour que l’élément air puisse devenir du feu (qui lui est issu d’un polyèdre tétraèdre composé de quatre triangles équilatéraux), il faut que deux tétraèdres s’assemblent l’un sur l’autre. Cet assemblage produit un octaèdre (huit triangles équilatéraux), c’est-à-dire le polyèdre qui constitue l’élément air 60.

La transmutation des éléments nous renvoi au fait que le langage nécessite une certaine stabilité du monde sensible pour qu’on puisse en parler. Mais comme toutes les réalités sensibles changent à tous moments, comment pouvons-nous tenir un discours vraisemblable sur celles-ci ? Comment faire de cette chose instable un objet de pensée 61 ? Timée se demandait comment résoudre cette difficulté ? (Timée, 49d) Car comment dire d’un élément qu’il est quelque chose, qu’il est de l’eau par exemple, en utilisant la formule « ceci est de l’eau » ?  Car dire « ceci est de l’eau », ce serait dire que l’élément eau « reste tel à travers tout » et cela pour toutes les choses qui deviennent d’autres choses à partir de lui (par exemple l’eau peut devenir feu). En effet, utiliser le pronom démonstratif « ceci » indiquerait l’essence de la chose. Or, ce n’est pas possible : on ne peut pas dire que « ceci est du feu » puisqu’il est devenu feu à partir de l’eau. Ne faudrait-il pas dire « ce qui chaque fois est tel ou tel, c’est de l’eau » ou « ce qui est de ce genre-là 62 » ? Car on ne peut pas dire « ceci est de l’eau » comme si l’élément eau se présentait comme quelque chose de permanent : ce qui n’est pas le cas puisque l’élément eau peut se transformer en feu. « Quand le feu subit un changement, il perd non pas son essence, mais une qualité 63 » : l’essence n’est donc pas affectée. Le feu qui se dissout dans l’air ne doit donc pas être considéré comme du feu mais comme quelque chose d’igné (qui est en feu) ou comme la partie enflammée de la matière. Bref, Timée en conclu qu’il ne vaut mieux pas parler des quatre éléments comme des réalités distinctes.

2.6 Formation des corps simples et premiers

« Évidemment, au cours de toutes ces vicissitudes, tous les éléments changent de place. En effet, alors que la masse principale de chaque genre se tient à l’écart dans le lieu qui lui est propre en vertu du mouvement du réceptacle, les portions de ce genre, qui à chaque instant perdent leur ressemblance avec eux-mêmes pour devenir semblables à d’autres, sont emportées par ces secousses vers le lieu de ceux à qui elles sont devenues semblables. Voilà donc quelles sortes de causes rendent compte de la formation de tous les corps simples et premiers ». (Timée, 57c)

C’est donc en persuadant la nécessité que le démiurge va établir un ordre qui lui va provoquer, à la façon d’un crible, un mouvement qui va rassembler les éléments (initialement sous forme de traces) dans un même lieu : c’est-à-dire l’attraction du semblable par le semblable dont Timée nous donnait des explications en 53a. Les traces des mêmes éléments qui étaient jusque-là éparpillés les uns des autres vont donc pouvoir se former et devenir des solides visibles tel que le feu, l’air, l’eau et la terre. Les éléments semblables se retrouvent ainsi répartis sur quatre couches concentriques (une couche par élément) à l’intérieur de la sphère qui elle est dépourvue de vide et qui constitue le corps de l’univers 64. Voilà donc la raison pour laquelle les éléments se mélangent entre eux et forment une infinie diversité, qu’à l’intérieur des quatre espèces d’autres sont nées. Rappelons-nous qu’initialement, le mouvement mécanique – c’est-à-dire les causes secondaires – de la nécessité était complétement chaotique et désordonné si bien que les ébauches des éléments étaient entrainées sans ordre ni mesure. Mais dans notre monde, ce mouvement mécanique est ordonné parce qu’il trouve son origine dans le mouvement de l’âme du monde, qui elle a été fabriquée par le démiurge 65. En 58a, Timée approfondira la question.

Platon veut ainsi montrer que son modèle cosmologique, qui se compose de quatre éléments qui eux sont assimilés à des polyèdres, permet de décrire les objets du monde sensible dans son ensemble, qui ne sont que des variétés des quatre éléments ou leur combinaisons 66. Timée va lister plusieurs variétés ou substances complexes issues de la combinaison des quatre éléments en 58c-61c (l’air devient par exemple du brouillard etc.) Notons que cette variété des éléments nous rappelle la conception de Thalès où les changements d’états d’un seul élément explique la formation de tous les éléments naturels sauf à une exception prête : Thalès donne cette explication à partir d’un seul élément (l’eau) alors que Platon fait intervenir les quatre éléments de base.

Conclusion

L’originalité de Platon se distingue de celle d’Hésiode dans le sens où le monde est formé de l’extérieur par un Dieu, en l’occurrence le démiurge, qui lui va tenter de créer le monde le plus parfait en prenant comme modèle les Formes intelligibles qui elles sont éternelles. Pour le stabiliser, l’âme du monde – qui elle est régie par des lois mathématiques rigoureuses –, va tenter de maintenir l’ordre sur le monde sensible (qui lui est soumis à la génération et à la corruption). Cependant, l’équilibre du monde sensible n’est pas assuré du fait que les quatre éléments qui composent le corps du monde sont de tailles et de formes différentes. Ainsi, l’âme du monde, même si celle-ci semble parfaite, ne peut totalement maîtriser la contingence des mouvements des polyèdres : son rôle est bien d’ordonner « ce désordre » mais cependant elle ne peut totalement maîtriser ces phénomènes 67.

Cette « configuration » du monde macrocosmique, d’une âme du monde qui tente de maîtriser les mouvements irréguliers du monde sensible va être transposée par Timée à un niveau microcosmique 68. On passe donc d’une dimension cosmologique à une dimension anthropologique où le corps de l’homme devient le lieu de la nécessité, le lieu de la chose sensible, et l’âme humaine le lieu de l’intelligible, la représentation du demiurge en somme. Quant aux mouvements désordonnés des polyèdres qui sévissent dans le corps du monde, ceux-ci représenteront les sensations du corps humain qui elles perturbent également l’âme humaine.

Dans l’ensemble, on remarque que Platon nous propose une explication mécaniste de l’univers et du monde sensible fondée exclusivement sur une formulation mathématique de la constitution des composants élémentaires. D’autre part, l’introduction dans le Timée de la khóra comprise comme étant le réceptacle des choses sensibles est surprenante : cette nouvelle réalité semble dès lors indispensable alors qu’elle ne l’était pas jusqu’à présent (les Formes intelligibles et les choses sensibles suffisaient dans les dialogues précédents le Timée). Ainsi, penser à une conception du monde de manière approfondie semble avoir été pour Platon la possibilité d’une remise en cause des deux seules réalités distinctes représentées jusqu’ici. On retrouvera également ce modèle triparti dans son dernier texte Les Lois 69 où Platon fait une analogie entre le démiurge et le législateur qui rappelle la théorie du Timée. En effet, si la loi est considérée comme l’âme de la cité, le corps de la cité représente le lieu géographique de la cité, en l’occurrence la khóra. Et pour atteindre dans la mesure du possible l’harmonie et la justice au sein de la cité, le législateur agira sur les âmes des hommes par la raison et donc par les lois, au même titre que le démiurge qui lui tentait de persuader la nécessité par l’intellect. Bref, nous ne pouvons que souligner la parfaite cohérence du « système » théorique de Platon puisque ce dernier transposera les principes cosmologiques énoncés dans le Timée dans une dimension anthropologique puis politique.

Bibliographie

Textes sources

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Littérature secondaire

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Moreau Joseph. Luc Brisson, Le Même et l’Autre dans la structure ontologique du « Timée » de Platon. Un commentaire systématique du Timée de Platon (Publications de l’Université de Paris-X Nanterre. Lettres et Sciences humaines. Série A : Thèses et travaux, n° 23), 1974. In: Revue des Études Anciennes. Tome 76, 1974, n°3-4. pp. 359-362; https://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1974_num_76_3_3974_t1_0359_0000_2

Morel, Pierre-Marie. « Le Timée, Démocrite et la nécessité », in M. Dixsaut, A. Brancacci (éd.), Platon, source des présocratiques, Paris, Vrin, 2002, pp. 129-150.

Morel, Pierre-Marie. « Philosophie naturelle et nécessité », Atome et nécessité. Démocrite, Épicure, Lucrèce. sous la direction de Morel Pierre-Marie. Presses Universitaires de France, 2013, pp. 15-68.

Pradeau, Jean-François. « être quelque part, occuper une place τοποσ et χωρα dans le timée. » Les Études Philosophiques 3 (1995): 375-99.

Viltanioti, Irini-Fotini. L’harmonie Des Sirènes Du Pythagorisme Ancien à Platon (2015).


1Platon, Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, p. 9.

2Ibid, p. 13. Je souligne

3Brisson, Luc. « À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ? », Revue de métaphysique et de morale, 2003/1 (n° 37), p. 5-21. DOI : 10.3917/rmm.031.0005. URL : https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2003-1-page-5.htm, p. 6.

4Calcidius, Commentaire Au « Timée » De Platon, trad. B. Bakhouche, Paris: J. Vrin, 2011. Histoire Des Doctrines De L’Antiquité Classique 42, p. 501.

5Danchin, Antoine, 2000. Les Atomistes [en ligne]. [Consulté le 29.04.2019]. Disponible à l’adresse : http://www.normalesup.org/~adanchin/causeries/Atomistes.html

6Morel, Pierre-Marie. « Le Timée, Démocrite et la nécessité », in M. Dixsaut, A. Brancacci (éd.), Platon, source des présocratiques, Paris, Vrin, 2002, p. 133.

7Morel, Pierre-Marie, op. cit.,p. 134.

8Ibid, p. 134.

9Ibid, p. 135.

10Ibid, p. 147.

11Nous reviendrons plus en détail sur le terme de khóra au chapitre 1.3 mais nous pouvons déjà la définir comme quelque chose qui est « ce en quoi » se manifeste le devenir et « ce de quoi » sont faites les choses sensibles.

12Brisson, Luc, op. cit.,p. 15.

13Brisson, Luc, op. cit.,p. 16.

14Ibid, p. 34.

15Ibid, p. 34.

16Chantraine, Pierre. Dictionnaire étymologique De La Langue Grecque : Histoire Des Mots. Nouveau Tirage. ed. Paris: Klincksieck, 1984. Chantraine, Pierre. – Dictionnaire étymologique De La Langue Grecque 2.

17Morel, Pierre-Marie, op. cit.,p. 146.

18Ibid, p. 146.

19Ibid, p. 146.

20Ibid, p. 150.

21>Brisson, Luc, op. cit.,p. 5. Je souligne

22>Calcidius, Commentaire Au « Timée » De Platon, trad. B. Bakhouche, Paris: J. Vrin, 2011. Histoire Des Doctrines De L’Antiquité Classique 42.

23Calcidius, op. cit.,p. 503.

24Brisson, Luc, op. cit.,p. 5.

25Ibid, pp. 5-6.

26Pradeau, Jean-François. « être quelque part, occuper une place τοποσ et χωρα dans le timée. » Les Études Philosophiques 3 (1995): 375-99.

27Pradeau, Jean-François, op. cit.,pp. 376-377.

28Ibid, p. 380.

29Ibid, p. 398. Ce paragraphe reprend de manière condensée le découpage de Jean-François Pradeau en page 398 de l’article déjà cité.

30Brisson, Luc, op. cit.,p. 7.

31Calcidius, op. cit.,p. 553.

32Ibid, p. 553.

33Platon, Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, note 354, p. 249.

34Brisson, Luc, op. cit.,pp. 9-10.

35Platon, Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, note 361, p. 249.

36Brisson, Luc, op. cit.,p. 10.

37Brisson, Luc, op. cit.,p. 7.

38Brisson, Luc, op. cit.,pp. 10-11.

39Brisson, Luc, op. cit.,p. 11.

40Calcidius, op. cit.,p. 559.

41Ibid, p. 559.

42Platon, Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, note 363, p. 250.

43Brisson, Luc, op. cit.,p. 11.

44Platon, Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, note 363, p. 250.

45Platon, Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, note 364, p. 250.

46Voir l’image ci-dessous.

47Platon, Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, note 369, p. 250.

48Platon, Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, note 373, p. 251.

49Calcidius, op. cit.,p. 575.

50Brisson, Luc, op. cit.,p. 12.

51Brisson, Luc, op. cit.,p. 12.

52Voir l’image ci-dessous.

53Calcidius, op. cit.,p. 581.

54Nous utiliserons le vocabulaire suivant pour dénominer les différentes configurations des formes géométriques : Élément : feu, air, eau, terre ; Espèce solide: le polyèdre lié à son élément (feu, air, eau, terre) ; Figure : triangle équilatéral (composé de six triangles rectangles scalènes) et le carré (composé de quatre triangles rectangles isocèles) ; Triangle élémentaire : triangle rectangle scalène ; triangle rectangle isocèle.

55Voir l’image ci-dessous.

56Platon, Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, note 410, p. 253.

57Brisson, Luc, op. cit.,p. 14.

58Platon, Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, note 347, p. 248. Timée donne d’autres explications plus précises en 56c-57b.

59Brisson, Luc, op. cit.,p. 20. On peut également se référer au tableau 2 de l’annexe 6, Platon, Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, p. 301

60Pour plus de détail, voir également Platon, Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, note 440, p. 255. puis également Brisson, Luc, op. cit.,p. 17. notamment pour le problème de la racine cubique, puisque l’extraction de celle-ci pose un problème avec le volume du polyèdre. On remarquera que la limite de la cosmologie de Platon correspond aux limites mathématiques de son époque.

61Platon, Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, note 344, p. 248.

62Calcidius, op. cit.,p. 551.

63Ibid, p. 551.

64Platon, Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, note 442, p. 256.

65Platon, Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, note 453, p. 257.

66Brisson, Luc, op. cit.,pp. 14-15.

67Brisson, Luc, op. cit.,p. 18.

68A partir de 61c, Timée développera une théorie des impressions sensibles, s’ensuivra les parties mortelles de l’âme, les principaux organes corporelles, ainsi que les maladies de l’âme.

69Platon, Les Lois, Trad. L. Brisson, J. F. Pradeau, 2 vols, Paris, Flammarion, 2006.

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