Philosophie

Dimension pédagogique et thérapeutique du dialogue philosophique. La philosophie antique : une thérapeutique de l’âme ? (II)

Après avoir répondu à la question « qu’est-ce qu’un dialogue philosophie ? » dans l’article précédent (Dimension pédagogique et thérapeutique du dialogue philosophique : qu’est-ce qu’un dialogue philosophique ? (I)), poursuivons notre analyse en nous interrogeant cette fois-ci sur l’aspect thérapeutique de la philosophie antique.

La philosophie antique : une thérapeutique de l’âme ?

Nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises l’aspect pédagogique et thérapeutique du dialogue philosophique. Cela dit, ces deux aspects doivent être approfondi. Si l’on se réfère spécifiquement au personnage de Socrate, ses méthodes d’interrogations telles que la réfutation (elenchos) et la maïeutique ainsi que son ambiguïté, son ironie et ses inspirations divines (daimon), tous ces éléments participent à ces deux aspects du dialogue, en somme à la dimension pratique de la philosophie. Toutefois, de prime abord, il est plus aisé de comprendre la dimension pédagogique du dialogue philosophique, et donc à son aspect éducatif, que la dimension thérapeutique. En effet, si le dialogue a comme finalité la recherche d’une définition (par exemple qu’est-ce que la justice ?) et que l’interlocuteur acquiert de nouvelles connaissances par le biais de la démarche dialectique, le rôle éducatif est rempli (formation et acquisition d’un savoir). Il en va de même lorsque le dialogue a comme ambition de développer un esprit critique en apprenant à penser par soi-même. La démarche est donc pédagogique dans le sens où l’on acquiert des connaissances intellectuelles ainsi qu’une méthode nous permettant d’apprendre à argumenter, à philosopher. Or, lorsque que l’on affirme que le dialogue philosophique est thérapeutique, que doit-on comprendre de cette allégation ? S’agit-il d’un mode de guérison, d’une thérapie ? Si c’est le cas, faut-il présenter le dialogue philosophique comme une sorte de psychothérapie et le philosophe comme un thérapeute de l’âme ? Est-ce que cela présuppose un état maladif de l’âme ? Peut-on prétendre que la philosophie soigne des problèmes psychiques ? Avant de pouvoir répondre à ces questions, demandons-nous si Platon utilise le terme thérapeutique dans son œuvre ?

1.1. Étymologie du verbe therapeuein

Platon fait usage du verbe therapeuein dans plusieurs dialogues dont le Cratyle pour désigner le soin de l’âme au moment où Socrate met en garde son interlocuteur contre la thèse d’Héraclite qui stipule que les mots donnent un accès direct à la vérité : « il n’est pas non plus très sensé d’avoir recours aux noms pour prendre soin de soi-même et de son âme, de se fier à eux ainsi à ceux qui les ont établis, pour soutenir, comme si l’on savait quelque chose, cette sentence que l’on aura prononcée contre les êtres et soi-même en particulier » (hauton kaiten hauton psukhên therapeuein) (440c, trad. L. Brisson). Dans ce passage, therapeuein prend le second sens du verbe qui signifie « entourer de soins, de sollicitude », littéralement « prendre soin » 1, et dont la signification, qui peut recevoir plusieurs acceptions (plusieurs manières différentes de prendre soin), désigne ici prendre soin de son corps, de son âme, de son intelligence 2 3. Quant à l’acception principale de therapeuein, elle signifie « être serviteur, servir quelqu’un », ce qui pourrait être traduit par le terme « thérapeute » (servir quelqu’un et prendre soin de lui) 4. Dans le dictionnaire Littré, le terme « thérapeute », qui se rattache à l’adjectif « thérapeutique », désigne « des moines du judaïsme qui se livraient à la vie contemplative. C’est seulement en un sens second qu’il renvoie au traitement des maladies 5». Toutefois, lorsque Philon d’Alexandrie décrit les « Thérapeutes » comme étant des personnes membres d’une secte philosophique de confession juive installée en Égypte – « on les appelle avec raison Thérapeutes (therapeutai) » –, il ajoute que leur profession « délivre les âmes de ces maladies graves et rebelles » contrairement aux médecins qui guérissent le corps. Ici, les Thérapeutes ont pour mission de guérir « les maladies graves et rebelles » qu’il faut comprendre comme des maladies de l’âme, c’est-à-dire les passions tels que les accès de colère, les appétits sexuels mais également les soucis, les désirs, les craintes, l’avarice, l’irréflexion, l’injustice etc. (précisons que leur vocation première n’est pas de soigner les autres mais de se guérir eux-mêmes) 6. Comme l’affirme Aristote, ces maladies « altèrent l’état corporel, et même dans certains cas produisent la folie » (Éthique à Nicomaque, VII, 5, 1147a). Ainsi, on comprend que les pratiques des Thérapeutes ont une visée médicale à vocation thérapeutique liée aux maladies de l’âme. Or, si l’on revient à Platon et à son expression « prendre soin de soi-même et de son âme », que signifie telle ? Car si therapeuein est souvent traduit par « soigner » et quelquefois par « guérir », est-ce que « prendre soin de son âme » renverrait à une forme d’agir d’ordre médical à prétention thérapeutique ?

1.2. Therapeuein heauton : les pratiques de soin de soi

Dans l’Alcibiade, Socrate se pose la question suivante : « qu’est-ce que prendre soin de soi-même ? » (127e). Après avoir démontrer que prendre soin d’une chose la rend meilleure (128a-128d), il conclut que « ce n’est donc pas lorsque tu prends soin de toutes les choses qui se rapportent à toi que tu prends soin de toi-même » (128d). Ainsi, prendre soin de soi, ou comme le dit Hadot « prendre souci de soi », « c’est renoncer à se soucier de ce qui n’est pas soi » 7. Cette formule nous renvoi au précepte delphique « connais-toi toi-même » (gnôthi seauton) puisque c’est « en nous connaissant nous-mêmes [que] nous pourrions sans doute connaître la manière de prendre soin de nous-mêmes. Sans cela, nous ne le pourrions pas » (129a) 8. Ainsi,

« Se connaître soi-même, c’est se soucier de soi, c’est-à-dire détourner son attention de ce qui n’est pas notre être véritable, pour la retourner vers ce que nous sommes réellement, ou plutôt vers ce que nous devons être, et se soucier de soi, c’est se connaître soi-même, connaissance qui en fait, par la prise de conscience qu’elle constitue, est une transformation, un « amélioration » de soi 9»

L’objectif de ce retour vers soi est de se déprendre du souci qui se situe dans l’ordre de l’avoir (de nos richesses, de notre réputation, de notre corps) pour se focaliser sur ce qui est de l’ordre de l’être, c’est-à-dire sur la qualité de notre propre être, de notre mode d’être (suis-je juste ou injuste, suis-je honnête ou malhonnête ? etc.). Comme le dit Socrate dans l’Apologie, l’athénien devrait « se préoccuper moins de ce qu’il a que de ce qu’il est, pour se rendre aussi excellent et raisonnable que possible » (36c). Par conséquent, l’objet de notre souci ne concerne plus l’avoir mais l’être. Et ce revirement intentionnel ne peut être que le résultat d’un changement de direction de notre attention, en somme une conversion du regard sur soi (une observation de soi). Ainsi, le souci de soi-même (epimeleia heautou) dépend d’un certain nombre d’actions et de pratiques issues des exercices spirituels (techniques de méditation, d’examen de conscience, de concentration sur le présent etc.), la visée étant une conversion de soi à soi et l’accès à la connaissance (idéalement à la vérité) 10. Toutefois, il est nécessaire de préciser qu’une pratique du soin de soi n’est pas une démarche individualiste et focalisée que sur soi (même s’il s’agit d’un exercice de soi sur soi, d’un rapport à soi d’un type particulier). « Le souci de soi est plutôt la reconnaissance de notre place dans un ordre plus vaste, celui de la cité et celui du cosmos » : il est donc « souci des autres », « souci éthique » 11. Cela rejoint la démarche de Socrate qui, avant même de se soucier de lui-même, se soucie des autres. Dans l’Apologie, Socrate, qui pourrait être acquitté s’il « accepte de ne plus philosopher », préfère être condamné que de ne plus pouvoir soumettre à l’examen ses interlocuteurs : celui « qui se soucie de son âme, je ne vais pas partir ni le laisser partir » (29c-30c). Socrate préfère ainsi se délaisser de ses intérêts personnels pour s’occuper pleinement de ses concitoyens : « je néglige toutes mes affaires personnelles […] pour m’occuper en permanence de vous en jouant auprès de chacun de vous en particulier le rôle d’un père ou d’un frère plus âgé, dans le but de le convaincre d’avoir souci de la vertu (31b-31c) ». Par conséquent, « le souci de soi n’a de sens que dans la perspective du souci des autres 12».

« Socrate est bien un individu, qui s’occupe d’autres individus, mais en leur faisant découvrir un autre niveau d’eux-mêmes, celui de la raison, grâce au discours rationnel, qui donne accès à l’universalité. C’est le but du dialogue socratique. C’est par lui que Socrate invite les autres hommes à prendre souci d’eux-mêmes. En les interrogeant, il leur fait prendre conscience de leur ignorance concernant les valeurs qui dirigent leur vie. Mais ce qu’il veut surtout, c’est que, dans la discussion, ils apprennent à se soumettre à cet arbitre commun qui est la raison, le discours rationnel. Il exige l’accord de ses interlocuteurs. Autrement dit, le dialogue est un progrès commun, à travers des accords successifs entre les deux interlocuteurs. Ils se soumettent ainsi aux exigences de la cohérence rationnelle et ils se haussent de cette manière à un point de vue qui n’est plus celui de leur seule individualité, mais qui est un point de vue commun. Ainsi, c’est dans le dialogue lui-même que se révèle et se réalise le souci des autres. Dans cette perspective, prendre souci de soi, c’est dépasser son individualité pour accéder à une vision universelle, rationnelle et objective 13»

Le dialogue philosophique devient un outil indispensable à la conversion de soi à soi parce qu’il invite les pratiquants à se soucier d’eux-mêmes, et par l’accord issu d’un point de vue commun, d’accéder à une vision objective et rationnelle leur permettant de dépasser leur subjectivité. Toutefois, si l’on revient à la formule du Cratyle « prendre soin de soi-même et de son âme », comment faut-il comprendre ce rapprochement entre le soin de soi et le soin de l’âme ?

Dans l’Alcibiade, Socrate arrive à la conclusion que le lieu du soi est l’âme et que l’homme est l’âme 14 (130d-131a). Ainsi, prendre soin de soi, c’est prendre soin de son âme et non pas de son corps puisque « celui qui s’occupe de son corps s’occupe de ce qui lui est propre, mais non de lui-même » (131b). S’occuper de soi, c’est donc prendre soin de mon âme : « c’est l’âme qu’il faut prendre soin et c’est sur elle qu’il faut diriger nos regards » (132c) car c’est elle qu’il convient d’éduquer afin de devenir meilleur, de s’améliorer soi-même. Et poser un regard sur son âme, et plus précisément sur le lieu de l’excellence de l’âme qui est le savoir (et la réflexion), c’est connaître la partie divine de son âme, et c’est être « au plus près de se connaître soi-même » (133c). Alcibiade qui se demandait de qu’elle façon il devait prendre soin de soi sait que c’est l’âme qu’il faut avoir souci. Prendre soin de soi (ou de son âme), est-ce donc un acte thérapeutique ? Selon Foucault, prendre soin de soi pourrait signifier soigner son âme : la pratique de soi dans l’Antiquité « telle qu’elle est définie, désignée et prescrite par la philosophie, est conçue comme une opération médicale 15». Comme le souligne I. Blondiaux, « l’étroite intrication des dimensions médicale, philosophique et religieuse de la thérapeutique est tout à fait explicite dans les différentes acceptions du verbe therapeuein. « Therapeuein heauton voudra donc dire à la fois : se soigner, être à soi-même son propre serviteur, et se rendre à soi-même un culte »  16». La présence du verbe therapeuein dans les dialogues de Platon et sa dimension polysémique entretient donc un lien étroit avec les pratiques du soin de soi (therapeuein heauton) (elles seraient donc thérapeutiques). Ce rapport entre la philosophie et la médecine que l’on trouve chez Platon et Aristote est encore plus présent chez les épicuriens et les stoïciens. Pour Épictète : « une école de philosophie, c’est un iatreion (un dispensaire) » (Entretiens, III, 23), un hôpital de l’âme où l’on devrait venir d’abord pour se soigner.  Quant à Épicure, il affirme « qu’il n’est jamais ni trop tôt ni trop tard pour prendre soin de son âme. On doit donc philosopher quand on est jeune et quand on est vieux » (Lettre à Ménécée). Pour lui, « la philosophie doit servir à guérir les maladies de l’âme, qui provient du fait que l’homme est terrifié par la crainte des dieux et de la mort, et en même temps, incapable de s’établir dans un plaisir stable et paisible 17». Comme le rappel Foucault, « therapeuein se réfère aux soins médicaux (une espèce de thérapie de l’âme dont on sait combien elle est importante pour les épicuriens) 18». Bref, les pratiques du souci de soi sont une constante de l’Antiquité grecque qui perdure jusqu’à l’époque stoïcienne. Toutefois, si l’on se réfère à Platon, doit-on rapprocher les pratiques de soin de soi à une thérapie ?

1.3. La philosophie : une thérapie ?

Rappelons-nous, « connais-toi toi-même » n’est qu’une condition du « prends soin de toi-même ». Ainsi, et comme le rappelle J-F. Pradeau dans l’introduction à l’Alcibiade, le précepte delphique est soumis au précepte philosophique epimeleia sautoû « le soin de soi-même ». Ici, le terme epimeleia est traduit par « soin » plutôt que par « souci » (alors qu’Hadot et Foucault préfèrent le terme « souci » de soi-même). Ce choix de traduction vient du fait que dans le Lachès comme dans le Charmide, l’epimeleia désigne avant tout le soin qu’il convient de prendre des jeunes gens, de leur éducation » 19. Pour J-F. Pradeau, le soin est donc une forme de thérapie du fait que l’epimeleia implique un processus qui est de l’ordre d’une transformation : « l’epimeleia est un soin dispensé à un sujet qui s’en trouve transformé et amélioré 20». Comme le souligne Hadot, les philosophes antiques « vivaient » la philosophie :

« la philosophie n’apprend pas à faire des discours, mais à agir. Elle est un art de vivre. Elle est un exercice, une thérapie. L’école du philosophe est une clinique, Elle forme au métier d’homme […] La philosophie a pour but de transformer l’homme, de le rendre meilleur 21»

La philosophie de l’Antiquité, de par sa dimension pratique que constitue les exercices spirituels, permet donc de changer les comportements (par exemple en appliquant des préceptes moraux), de guérir les différentes passions 22 mais aussi de modifier sa manière de vivre (par exemple en pratiquant les vertus telles que la justice, le courage physique et moral, l’honnêté, le contrôle de soi, le respect d’autrui, la tempérance) et de voir le monde. Toutefois, si la philosophie est une thérapie, peut-on la rapprocher de la psychothérapie actuelle ? Si la psychothérapie traite des maladies psychiques, des troubles de la personnalité ou du comportement par des pratiques thérapeutiques scientifiquement reconnues, peut-on prétendre que les exercices spirituels de la philosophie sont des pratiques de soin capables de soigner ces troubles ? Il est peu probable que les élèves de Socrate se soient présentés à lui pour guérir des troubles psychiques tels qu’un état dépressif ou névrotique dû à un traumatisme quelconque. Toutefois, si la psychothérapie repose sur une relation interpersonnelle entre le patient et le thérapeute dans le cadre d’un contrat explicite de soin, peut-on faire l’analogie avec une relation de maître à élève instaurée dans le cadre d’un « soin » de l’âme ? Si la dialectique socratique consiste à discuter, raisonner, réfuter et objecter dans l’espoir d’accéder à des vérités objectives sur des concepts qui relèvent de l’éthique, par une déconstruction d’un savoir fondé sur de fausses croyances, n’est-ce pas une manière de changer notre manière d’être au monde ? Si les interlocuteurs de Socrate se retrouvent dans une situation où ils pensaient être en possession d’un savoir qu’ils ne possèdent finalement pas, comment doit-on considérer ce basculement épistémologique ? Car si la psychothérapie entraîne un changement profond dans la manière de gérer sa vie, de modifier sa conduite, la philosophie semble le permettre également (même si les approches et les méthodes diffèrent). Les pratiques du soin de soi de la philosophie antique soigne l’Être si bien que l’on pourrait considérer la philosophie comme une thérapeutique de l’âme. Cela rejoint les propos du philosophe Alexandre Jollien dans son livre la Construction de soi où « la philosophie est envisagée comme un mode de vie, une thérapeutique de l’âme 23», une thérapeutique qui permet entre autres de guérir des angoisses provoquées « par les soucis de la vie, mais aussi les mystères de l’existence humaine : crainte de dieux, terreur de la mort » 24. Ainsi, si l’angoisse est considérée aujourd’hui comme un trouble de la santé mentale, la philosophie platonicienne répond à cette problématique puisqu’elle se présente « comme une thérapeutique destinée à guérir l’angoisse » 25, une thérapeutique permettant de procurer la paix de l’âme. Comme le souligne également Hadot, que ce soit un philosophe ou un patient, « on désire être soigné ». « Dans l’Antiquité, le non-philosophe se décide à se convertir à la philosophie parce qu’il prend conscience de l’état d’insatisfaction et d’inquiétude dans lequel il se trouve. Il veut donc se soumettre à une thérapie 26». Autrement dit, « avec Socrate, philosopher, c’est se mettre en question soi-même, parce que l’on éprouvera le sentiment de ne pas être ce que l’on devrait être. C’est pourquoi le discours philosophique ne peut pas s’étudier indépendamment du philosophe qui l’a développé 27». Dès lors, si les passions sont un état de souffrance et de dépendance (en grec, pathos signifie dans son sens premier « ce qu’on éprouve » et qui affecte le corps ou l’âme ; en latin, passio signifie « souffrance », « maladie », « affection de l’âme » 28) et qu’elles sont comprises comme des maladies de l’âme, alors la philosophie semble proposer des remèdes (pharmakon) par les pratiques de soin de soi et donc les exercices spirituels. Le dialogue philosophique participe à cette « guérison » : face à un sentiment excessif de colère, le dialogue (qu’il soit intérieur ou extérieur) nous permet de prendre le temps à la réflexion, de réfléchir sur ce qu’est cette chose, de tenter de comprendre les raisons de son apparition, pour en tirer des conclusions objectives (on passe ainsi progressivement d’un état d’ignorance à un état de connaissance). La lecture d’un texte philosophique participe également à la transformation de soi dans une moindre mesure : si « lire et écrire peuvent aussi être des pratiques de soin de soi dotées d’une vertu thérapeutique, c‘est-à-dire éthique, inséparablement philosophique et spirituelle 29», Hadot précise que pour des lecteurs qui cherchent des réponses précises à des troubles quelconques, la complexité de certains textes anciens risque d’être plus une source de confusion qu’une source d’aide 30. Quant aux autres exercices spirituels comme l’attention à soi-même, l’examen de conscience, le redressement des jugements, les exercices de l’imagination comme voir les choses du point de vue de Sirius, tous participent également à la guérison des passions et par conséquent à l’amélioration de soi (prendre soin d’une chose la rend meilleure).

Cette transformation de soi qui s’opère par le biais des exercices spirituels et qui contribue à une thérapeutique des passions nous renvoi au terme « spirituel » de ces pratiques. Comme le précise Hadot, « le mot « spirituel » permet bien de faire entendre que ces exercices sont l’œuvre, non seulement de la pensée, mais de tout le psychisme de l’individu ». Celui qui pratique ces exercices adopte une nouvelle vision du monde et fait l’expérience d’une métamorphose de sa personnalité 31. L’Être est ainsi touché dans toute sa dimension : intellectuelle par l’acquisition de nouvelles connaissances, éthique par la mise en pratique d’une conduite vertueuse et spirituelle par une thérapeutique des passions de l’âme. Et la leçon de l’Alcibiade qu’il faut retenir est la suivante : prendre soin de soi, c’est se rendre définitivement meilleur. Pour cela, le dialogue philosophique participe pleinement à ce cheminement et particulièrement la dialectique socratique qui est un exemple très représentatif de la philosophie antique. Toutefois, si le dialogue se veut être pédagogique et thérapeutique, quels sont les moyens mis en œuvre par Socrate pour parvenir à « réveiller 32» ces âmes plongées dans l’ignorance ?

L’article suivant (Dimension pédagogique et thérapeutique du dialogue philosophique. La dialectique socratique (III)) s’interroge sur la dimension pédagogique et thérapeutique de la dialectique socratique. Nous verrons tout d’abord quels sont les mécanismes de l’art du questionnement opéré par Socrate ainsi que ses méthodes de questionnement, à savoir l’elenchos et la maïeutique. Cela nous amènera à nous questionner sur le rôle de l’ironie de Socrate dans le processus éducatif et thérapeutique de sa dialectique. Nous terminerons par une réponse à une critique de la maïeutique qui stipule que l’interlocuteur de Socrate (le répondant) n’apprendrait rien.


1 On retrouve également l’acception « prendre soin » du verbe therapeuien dans l’Euthyphron de Platon lorsque Socrate se demande si « la piété et la religion consistent dans le soin des dieux ? ». A la question « n’est-il pas vrai que chaque soin accomplit la même chose ? », il répond « que les soins visent au bien et au profit de celui qui les reçoit » (13b-13c, trad. L. Brisson).

2 Les autres acceptions (ou manières différentes de prendre soin) sont les suivantes : 1/ le culte des dieux, soins envers les dieux ; 2/ soins, respect pour les parents ; 3/ soins attentifs, prévenances, sollicitudes ; 4/ soins quotidiens, entretien, traitement (d’animaux, de plantes). Bailly, et al. Dictionnaire Grec-Français. Ed. revue / par L. Séchan et P. Chantraine, 2015.

3 Dans l’Alcibiade, Socrate utilise également cette expression : « Il s’ensuit donc que c’est de l’âme qu’il faut prendre soin et c’est sur elle qu’il faut diriger nos regards » (132c). Nous reviendrons sur cette phrase (C.f. 2.2).

4 Blondiaux, Isabelle, « Les origines de la psychothérapie dans la philosophie grecque » in Vinot-Coubetergues, Michelle, et Edmond Marc. Les fondements des psychothérapies. De Socrate aux neurosciences. Dunod, 2014, p. 11. I. Blondiaux se réfère au dictionnaire Grec-Français Bailly.

5 Ibid., p. 8.

6 Ibid., p. 13. Les citations de Philon d’Alexandrie citée par I. Blondiaux sont tirées du livre : Philon d’Alexandrie, De la vie contemplative ou des vertus des suppliants, in Moines et sibylles dans l’Antiquité judéo-grecque, Delaunay F., Paris, Librairie académique Didier, 1874, 2e éd., Œuvre numérisée par Marc Szwajcer.

7 Hadot, Pierre, & Arnold I Davidson. La Philosophie Comme Éducation Des Adultes : Textes, Perspectives, Entretiens., op. cit., p. 281.

8 J-F. Pradeau précise : « connais-toi toi-même afin de prendre soin de toi-même, c’est-à-dire afin d’être toi-même le sujet de ta propre maîtrise. Deviens un sujet ». Pradeau, Jean-François, « introduction » à sa traduction de l’Alcibiade, p. 53.

9 Hadot, Pierre, & Arnold I Davidson. La Philosophie Comme Éducation Des Adultes : Textes, Perspectives, Entretiens., op. cit., p. 282.

10 Blondiaux, Isabelle, op. cit., p. 9.

11 Ibid., p. 9.

12 Hadot, Pierre, & Arnold I Davidson. La Philosophie Comme Éducation Des Adultes : Textes, Perspectives, Entretiens., op. cit., p. 280.

13 Ibid., p. 281.

14 Le dualisme platonicien définit l’âme comme l’essence de l’homme.

15 Foucault, Michel, L’herméneutique du sujet, Cours au Collège de France 1981-1982, Paris, Gallimard, Seuil, 2001, p. 95. Précisons que Foucault lie ici le salut à la santé. Le souci de soi se pratique par la diététique, le régime, les soins du corps et la médecine. La pratique de soi désigne ici un art de vivre par la transformation, la modification et l’amélioration du sujet (une pratique holistique).

16 Blondiaux, Isabelle, op. cit., p. 12. I. Blondiaux cite Foucault.

17 Hadot, Pierre, & Arnold I Davidson. La Philosophie Comme Éducation Des Adultes : Textes, Perspectives, Entretiens., op. cit., p. 292.

18 Foucault, Michel, Subjectivité Et Vérité, Cours au Collège de France 1980-1981, Paris, Gallimard, Seuil, 2014, p. 152.

19 Pradeau, Jean-François, « introduction » à sa traduction de l’Alcibiade, pp. 50-51.

20 Ibid., p. 52.

21 Hadot, Pierre, & Arnold I Davidson. La Philosophie Comme Éducation Des Adultes : Textes, Perspectives, Entretiens., op. cit., p. 292.

22 Comme nous l’avons déjà vu, les exercices spirituels contribuent puissamment à la thérapeutique des passions (une vie dirigée par la raison est préférable à une vie déchirée par les passions). Hadot ajoute que « Plutarque nous a laissé une grande quantité de traités moraux destinés à guérir les différentes passions ». Ibid., p. 297.

23 Jollien, Alexandre. La Construction De Soi : Un Usage De La Philosophie. 2006. Paris, Seuil, 2006, quatrième de couverture.

24 Hadot, Pierre, & Arnold I Davidson. Exercices Spirituels Et Philosophie Antique Ibid., op. cit., p. 309.

25 Hadot précise que ce thème qui consiste à guérir les angoisses se trouve explicitement chez Xénocrate, chez Épicure et les stoïciens. Pour des informations complémentaires : Ibid., p. 291.

26 Hadot, Pierre, & Arnold I Davidson. La Philosophie Comme Éducation Des Adultes : Textes, Perspectives, Entretiens., op. cit., p. 299.

27 Blondiaux, Isabelle, op. cit., p. 10.

28 Traduction grec-français : Bailly, et al. Dictionnaire Grec-Français. Ed. revue / par L. Séchan et P. Chantraine, 2015. Traduction latin-français : Gaffiot, Félix. Dictionnaire Latin-français. Ed. No 50]. ed. 1995.

29 Blondiaux, Isabelle, op. cit., p. 16.

30 Hadot, Pierre, & Arnold I Davidson. La Philosophie Comme Éducation Des Adultes : Textes, Perspectives, Entretiens., op. cit., p. 300.

31 Hadot, Pierre, & Arnold I Davidson. Exercices Spirituels Et Philosophie Antique., op. cit., pp. 20-21.

32 Socrate utilise ce terme dans l’Apologie (30e-31a).

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